Swan se trouvait dans une position très compliquée. Face à lui, une première année venait de lui avouer avoir pensé tout le week-end à se donner la mort, mais par faiblesse, et manque de courage, elle n'avait réussi à passer à l'acte. Elle s'était confiée sur les raisons qui l'avaient poussée à en finir une bonne fois pour toute : depuis le lycée, elle se faisait harceler par une autre demoiselle, avait espéré que l'Université aurait été une délivrance, mais elles s'étaient retrouvées à étudier dans le même domaine, et donc à partager le plus clair de leur temps. Ce qui aurait dû la libérer n'eut fait que multiplier les gestes déplacés, les injures et les petits mots méprisants passés de rangée en rangée. Le pire dans tout ça, c'était qu'elle avait réussi à regrouper quelques autres camarades, à les inviter à rire avec elle. Devant la détresse de l'étudiante, le délégué se sentait impuissant, pourtant rien ne parut sur son visage; il se rappela alors la tentative de suicide de son amie d'enfance, et des raisons quasi-similaires qu'elle lui avait confessé autour d'un pancake. Non, Swan eut de l'empathie, mais aucun trait grave ne transparut. La seule fois qu'il eut osé baisser les yeux fut pour attraper la boite de mouchoirs en papier afin de lui tendre. Sèche tes larmes, on va se charger de  cette histoire, la rassura-t-il en lui proposant le carton coloré. Il l'avait laissée pleurer devant lui, car il était certain que toute la tension accumulée devrait un jour sortir, -et il préférait nettement que ce soit devant lui-, mais il fallait aussi qu'elle se ressaisisse. Est-ce qu'il y a une autre personne en qui tu as confiance, dans l'établissement, et à qui je pourrais en parler lui demanda-t-il, parce qu'il était évident qu'il ne pourrait gérer cette histoire seul. Elle releva la tête, pensante, avant d'articuler le nom d'un professeur.  

Il avait plus tôt vérifié l'emploi du temps du professeur en question, avait laissé passer le déjeuner et son premier cours de l'après-midi, avant de se rendre dans le couloir qui menait à la salle des professeurs. Son sac à dos pendait contre ses côtes, une seule lanière sur son épaule, il venait de suivre, et prendre part à, un débat sur la citoyenneté de plus de deux heures et se devait d'enchaîner sur les droits et devoirs des étudiants. Durant le trajet, il pensa à la manière d'amener le sujet, car il était tout de même sensible. L'harcèlement pouvait être sévèrement puni mais, dans les dossiers des deux jeunes femmes, rien n'avait été répertorié sur des faits passés au lycée, et la première année avait, certes, parlé de situations répétitives, mais ne pouvait apporter de preuves concrètes. Excusez-moi, est-ce que Monsieur Harper est à l'intérieur, interpella-t-il une professeure qui venait tout juste de sortir de la salle de repos des grands orateurs. Elle répondit par un signe positif de la tête, peut-être trop pressée de rejoindre l'amphithéâtre où elle devait donner cours. Il s'approcha alors de la porte, joignit ses doigts en un poing et vint frapper quelques coups avant de tourner la poignée. Elle s'ouvrit sur plusieurs enseignants qui, concentrés sur des lectures, ne prirent le temps de lever le regard sur Swan. Il en avait l'habitude, savait qu'ils travaillaient dur pour donner le meilleur à leurs élèves; tout du moins, une grande majorité d'entre eux. Il connaissait l'identité de tous les employés de l'Université, alors, dans le plus grand des silences, -histoire de respecter la tranquillité installée-, ses pierres d'un marron glacé aux reflets hazel firent le tour de la large et longue pièce.

Il repéra facilement l'homme aux traits asiatiques, se permit de faire deux pas à l'intérieur de la salle et referma calmement la porte derrière lui; il y était autorisé sur ses heures de délégation, lorsqu'il troquait son rôle d'étudiant contre celui de responsable. Professeur Harper, fit-il tout bas, de sa voix grave, dès lors qu'il arriva à sa hauteur, je pourrais vous parler en privé, interrogea-t-il le concerné, l'air grave. En privé, ça sentait le roussi, n'était-ce pas ? Il passa un coup d'oeil autour d'eux, mais la plupart des aires de vie étaient prises par divers collègues de l'enseignant. Il soupira faiblement alors, résolu, et ajouta : je vous attends dans le couloir. A cette heure-ci, nul doute que les élèves se trouvaient en cours, à la bibliothèque ou profitaient que le temps soit exceptionnellement doux aujourd'hui. Il tourna les talons, saluant avec respect les quelques pédagogues qui avaient, enfin, daigné porter attention sur lui, et sortit. Il patienta alors qu'il le rejoigne, dos contre le pan de mur, tout en observant le manque de vie de l'allée centrale.

T'as passé une journée de merde. Mais comme d'habitude, tu fais semblant que tout va bien. Après tout, ici, tu donnes le change. T'essaie de passer des moments sympas en classe, c'est ce qui marche le mieux pour faire apprendre à tes élèves, mais dans le fond, le manque de nouvelles de ta mère t'angoisse terriblement. Tu as l'impression que quelque chose ne va pas. Tu le sens au plus profond de toi. Alors, bien évidemment, une fois dans la salle des profs, ton humeur est maussade. Tu te retiens de ne pas hurler face à ce professeur qui vient de faire tomber ta mallette, sans même prendre la peine de s'excuser. Encore un con qui pète plus haut que lui. C'est vraiment agaçant, à la longue. Sans compter la documentaliste qui s'amuse à mettre son ventilateur dans ta direction et qui s'étonne que tes copies de devoirs s'envolent dans tous les sens. C'était vraiment le défilé des cons. Et toi, t'étais là, de permanence, et de toute façon, t'avais trop à faire pour rentrer chez toi. D'autant que t'avais ton mot d'ordre, qui était de laisser le travail au travail. Jamais tu n'avais amené la moindre copie ou le moindre souci dans ton appartement minable. Quitte à venir plus tôt, partir plus tard de l'université, tu n'allais pas te prendre la tête. La maison, c'était sacré. Ta mère te l'avait assez répété toute ta vie.

Et finalement, pour ton plus grand plaisir, la salle se vide. Viens apparemment l'heure ou tout le monde rentre chez soi. Un coup d’œil à ta montre t'indique que, pourtant, les cours ne sont pas prêts d'être finis, ta permanence non plus. Tu soupires en raturant allègrement le papier rendu par un élève. T'as beau être un prof cool, faut pas non plus te prendre pour un idiot. Et si tu n'arrivais pas à mettre de visage sur l'andouille qui avait écrit si mal, sans citer une seule oeuvre vue en cours, c'était vraiment loin d'être satisfaisant pour toi, et tu sentais la colère te monter. Et heureusement, tu n'avais pas cette classe avant deux jours. Le temps de te remettre de la frustration de cette copie. Pourtant, t'es vraiment toujours partant pour de nouvelles idées, de nouvelles visions des thématiques. Mais là, entre ton humeur de merdre, empirée par tes collègues et la piètre qualité de ces écrits, tu ne pouvais pas être sympa. Peut-être que tu saurais mieux expliquer, de façon plus calme, que ça ne convenait pas, d'ici deux jours ? En tout cas, là t'es loin d'en être capable.

Et c'est quand tu notes un petit "C" Sur le haut de la copie qu'on t'interpelles. Tu souffles, persuadé que tu étais seul, ou en tout cas, que les élèves ne pouvaient pas entrer ici comme dans un moulin. Et pourtant, quand il te parle, si ça t'agaces assez, tu arrives à sentir l'urgence de la situation. Même si t'as qu'une envie : maugréer et te plaindre. C'est vraiment pas le jour pour les mauvaises nouvelles. L'élève s'en était allé quand tu venais à soupirer. Bon, il serait grand temps que tu te lèves, et que tu ailles à sa suite "en privé". Tu ramassais ta mallette, y mettait toutes tes affaires, par pur réflexe de ne pas laisser de foutoir pour quiconque voudrait travailler ici, à ta place. Et tu avançais vers la porte, que tu ouvres doucement, pas tout à fait sûr que le jeune homme ne se trouvait pas devant, et ne se prenne pas la porte en bouche. Une fois sorti, tu offres un sourire à ton désormais interlocuteur. «En quoi puis-je vous aider jeune homme ?» Et tout à coup, c'est ta mauvaise humeur qui s'en va, comme à chaque fois que tu es en contact avec un élève. Bien que tu n'aies pas l'impression de le connaître ni d'Eve, ni d'Adam..

Comment aborder le sujet le plus simplement du monde, c'était exactement ce que cherchait l'étudiant en droit. Fixé non loin de la porte de la salle des professeurs, Swan réfléchit à la dernière fois qu'il eut affaire à un cas aussi grave et fut obligé d'en informer une tierce personne, mais là encore, cela avait été facilité par le fait qu'il avait côtoyé le professeur en question dans un des cours suivis à l'Université; Monsieur Harper, il l'avait croisé plus d'une fois au détour de couloirs, et ça s'en était arrêté là. Le dos parallèle à l'un des pans de mur, il avait laissé son regard glissé sur celui qui lui faisait face, jusqu'à atteindre l'arête qui ne faisait qu'une avec le sol. Il resta sérieux, un peu perdu dans ses pensées mais concentré. L'Asiatique avait eu la nette impression de déranger la personne qu'on avait indirectement appelé à l'aide, mais, pour une raison qu'il estimait bonne, n'en avait que faire. Il comprenait que les journées devenaient éreintantes pour tout le monde en cette fin d'année, que la journée n'était probablement pas terminée, que de nombreux cours étaient à préparer, et que de nombreuses copies restaient à corriger, mais l'affaire était bien trop importante pour qu'il s'abstienne de réclamer l'aide du professeur en qui la demoiselle semblait croire plus qu'en elle-même.

La porte s'entrouvrit enfin, et Swan espérait tellement que ce soit lui qui apparaisse à ses billes que sa tête pivota brutalement vers le grincement des gongs. Il attendit, la faute à une action plus lente qu'il l'aurait espéré, curieux et intérieurement impatient. Il fallut quelques secondes supplémentaires pour mettre un visage sur la personne qui s'était décidée à sortir et, à la vue du professeur de littérature, Swan ne put s'empêcher de sourire, esquisse qui lui fut rendue lors d'une interrogation qui, décidément, ne pouvait que l'obliger à sauter les pieds joints dans le plat. Il prit tout de même soin de vérifier qu'aucune oreille flâneuse ne puisse absorber la conversation qu'ils s'apprêtaient tous deux à avoir et débuta : cela concerne l'une de vos élèves. Il tût volontairement le nom, préféra expliquer la situation avant que son interlocuteur puisse mettre des visages sur les protagonistes de l'histoire. Des camarades de classe lui en font voir de toutes les couleurs, dont une depuis le lycée, reprit-il posément même si la situation supposait l'urgence d'une réaction, si bien qu'elle est venue me confier, dans la matinée, avoir pensé à mettre fin à ses jours, ne bégaya-t-il pas, même si le simple fait de devoir articuler ces mots, après un entretien aussi poignant en compagnie de la victime, lui donnait la chair de poule.

Dans ces conditions, vous imaginez bien que je ne puisse agir seul, déclara-t-il; toutes ces années en tant que délégué de sa section et président ne pouvaient être à-même de justifier une opération en solitaire. Je lui ai demandé le nom d'une personne en qui elle pouvait avoir confiance, et elle m'a naturellement parlé de vous, exprima-t-il la raison qui l'avait poussé à venir le voir lui plutôt qu'un autre, c'est pourquoi je suis là, jugea-t-il bon d'indirectement appuyer sur le fait que sa présence devant lui n'était en aucun cas anodine. Le brun aux nombreux reflets n'attendait plus que l'accord de son vis-à-vis quant au dossier de harcèlement duquel il était détenteur, mais usa quand même du prénom de la première année auquel cas cela pouvait jouer sur une réponse positive plus rapide : il s'agit d'Esther. La mignonnette du deuxième rang, celle qui malgré la peine qu'elle subissait avait toujours su garder une attention particulière et totale à chacun des mots que prononçaient ses professeurs, et ce depuis le collège. La jeune femme aux cheveux châtains appelait à présent au secours pour avoir été trop longtemps prise à mal par une autre, -puis d'autres. Elle n'était peut-être pas la plus jolie de son domaine, mais méritait bien plus que des injures par jalousie intellectuelle.

Essayer, c'est bien, mais t'y arrives pas. T'es pas capable de te réjouir de la moindre chose, du moindre moment de pause quand t'es avec ta famille. En fait, t'en es même arrivé à en vouloir à Vanessa qui te parait désormais lisse, à ne pas chercher à comprendre la vérité. Toi, tu la vois comme quelqu'un qui se terre, qui se cache, et surtout, qui s'aligne sur des prérequis, oubliant ce que vous avez vécu à cause de ce système pas forcément bien fait. Mélanger le tout avec une journée de merde généralisé, on obtenait la pire partie de toi. Finie la sympathie du professeur, finis les grands sourires. T'étais concentré, et particulièrement désagréable. Oh ça oui. Tes élèves avaient l'habitude de voir la partie gentille de toi, et t'avais pas envie d'être méchant avec eux, parce que ce n'était pas le but concernant leur futur. T'étais pas là pour les assommer, mais pour les aider. Alors, en général, tes mauvaises idées, tes humeurs tu les laissais à la porte de l'université. Et c'était vraiment mieux ainsi.
Sauf que cette fois, tu n'y arrivais pas. Alors, oui, tu laissais totalement la rage s'emparer de toi devant cette cette copie totalement ratée, sur laquelle il est évident que l'étudiant n'a pas travaillé. Tu savais que c'était contre tout ce que tu avais comme valeur, tout ce que tu faisais en général. Mais t'avais pas l'esprit de penser qu'il valait mieux remettre la copie vide à son auteur, plutôt que pleine de tes ratures. Mais tant pis, le mal était fait. Alors, heureusement, on était venu te tirer de tes pensées noires et maussades. Même si ça ne t'avait pas plu, tu avais quelque chose d'autre à penser, une nouvelle idée fixe à avoir et sur laquelle te défouler.
Tu étais dans le couloir, face à ce jeune homme, qui t'expliquait la situation. Il hocha la tête à plusieurs reprises, réfléchissant au fil des paroles de ce porte parole. «D'accord, je vois.» dit-il, pensif, reprenant le cours de sa réflexion. «J'imagine que sur mes épaules reposent l'avenir d'Esther donc..» il passa sa main sur son visage, loin de trouver une solution. Il aurait pensé qu'en faculté, les gens étaient plus pragmatiques que d'aller insulter et harceler une camarade de classe. «Vous auriez une idée qui pourrait faire changer d'avis Esther ? Peut-être que vous la connaissez bien ?» Dans le fond, il ne connaissait pas personnellement ses élèves. Même s'il riait avec eux en cours, il en avait beaucoup trop pour connaître leurs histoires personnelles sans s'en mêler les pinceaux. «Une confrontation pourrait être une bonne idée, éventuellement. Je crains qu'une nouvelle fois, son assaillante se retourne contre elle. Mais il ne faut pas la laisser seule.. Seule elle est plus facile à atteindre par les autres. Et surtout on ne peut s'assurer de ce qu'elle fait.» Boooon sang, ce qu'il était heureux de ne plus être ni un adolescent, ni un lycéen, ni un étudiant apparemment. Les jeunes étaient si méchants les uns envers les autres..«Je convoquerai également l'autre personne, si vous voulez bien me donner son identité. Mais sans Esther, cette fois.Histoire de mettre les pendules à la bonne heure..» Evidemment, qu'il allait parler avec la victime de cette situation. «Quoi qu'il en soit, dites à Esther qu'elle n'hésite pas. Je le lui rappellerai pendant notre prochain cours..» Tant de problèmes qui s'annonçaient déjà..

La tête de Swan s'éternisa à passer lentement d'Est en Ouest et ses lèvres marquèrent une réponse tout aussi négative face à la question du Professeur. Non, l'Asiatique ne connaissait absolument pas Esther, n'était pas même de sa section, encore moins de son année. C'était la première fois que je la rencontrais, avoua-t-il, se sentant étrangement coupable de ne pouvoir connaître en profondeur l'ensemble des étudiants qu'il avait, comme d'autres présidents, sous sa responsabilité, j'imagine qu'elle se sentait démunie, et n'a pas eu d'autre choix que de venir frapper à la seule porte entrouverte, et de se confier devant le premier inconnu qui lui a répondu, fit-il; et l'inconnu ne fut autre que lui. Le fils Cooper préférait rencontrer les universitaires dans des circonstances plus joyeuses, mais il était certain qu'il faisait face à bien plus de cas qui lui demandaient de refréner ses émotions. Heureusement, ceux mêlant le harcèlement et le suicide étaient rares. Malheureusement, la formation qu'il avait eu en interne, à sa prise de poste, avait trop vite passé les détails d'une résolution de ce type de conflits, et le jeune homme se sentait incapable de le gérer seul. Il aurait espéré pouvoir se reposer sur le Professeur Harper, mais à l'entendre, il pouvait deviner qu'il n'était pas plus avancé que lui, cherchait aussi comment s'affairer du problème à voix haute.

C'est Olivia, donna-t-il l'identité de l'agresseuse sans bafouiller. Même s'il ne l'avait jamais vue, il se rappelait encore de chaque détail conté par Esther, de chaque prénom cité lors de son récit. Je pense qu'il est préférable de se concentrer sur elle, annonça-t-il, les autres n'ont fait que de suivre la cadence et devraient stopper toute injure et tout geste déplacé dès lors qu'elle aura été remise sur la voie de la raison; dès lors qu'on l'aura mise devant les conséquences plus ou moins lourdes de ses actes abusifs. J'avais justement dans l'optique de ne pas attendre trop longtemps, et de la convoquer dans les plus brefs délais, confirma-t-il qu'il avait pensé exactement la même chose que le professeur qui se trouvait face à lui, en un laps de temps peut-être un peu plus réduit, je me disais qu'il était inutile de donner la chance à Olivia de faire perdurer son manquement au règlement ainsi qu'au code pénal, déclara-t-il, notamment par crainte que la prochaine insulte, ou le prochain coup d'épaule, puisse être fatale à Esther, qui se trouvait déjà au bord de la crise de nerf plus tôt dans la journée, j'ai peur que l'appel au secours ait été son dernier recours avant...; le suicide, n'eut-il pu finir, un groupe d'élèves passant au même moment dans le couloir où ils se trouvaient.

Swan suivit de son regard le passage des étudiants qui ne se doutaient pas que la vie d'une des leurs était entrain de se jouer à quelques pas d'eux. Peu sûr qu'ils remarquèrent le ton grave marqué sur le faciès de l'Asiatique, cet air qui mêlait tristesse et colère. Ils riaient, racontant probablement une anecdote amusante passée lors du dernier cours; Swan était certain qu'Esther aurait préféré vivre des moments comme tels avec ses camarades. Il attendit qu'ils franchissent quelques mètres supplémentaires avant de reporter son attention sur le professeur, puis reprit la conversation. Olivia termine ses cours dans moins de quarante minutes, est-ce que vous seriez partant de nous rejoindre à l'office des Présidents, demanda-t-il à son vis-à-vis. Il avait pour idée d'aller directement l'attendre aux portes de l'amphithéâtre pour marquer l'effet de surprise et l'amener au bureau des élus pour une discussion à la fois pédagogique et autoritaire. Il n'y a pas plus neutre que cet endroit pour remettre les pendules à l'heure, poussa-t-il, car une salle de cours laissant toujours l'impression de s'y sentir comme chez soi.

Face à cet élève, t'étais perdu. Qu'est-ce que tu devrais faire, dans le fond ? T'en savais absolument rien. Toi t'avais jamais été face à du harcèlement, quand t'étais petit ou étudiant, et les quelques amis que tu avais eus étaient toujours sous ta protection d'une certaine manière, si bien qu'eux non plus. Tu faisais pas non plus partie des harceleurs. Et quand t'as décidé de sortir du placard et d'affirmer ton homosexualité, personne n'a rien dit. T'as toujours assumé que c'était parce que tu en imposais. Et pas forcément que tu vivais auprès de gens particulièrement cléments et ouverts d'esprit. Ou plutôt un mélange savant entre les deux. Que t'assumais grave ton rôle, et que les gens n'étaient pas trop fermés pour comprendre. Alors si évidemment, on t'avait -il y a longtemps- formé sur la gestion de crise, là t'hésitais sur les moyens de sa résolution. Bon sang, mais la faculté, c'était pas si difficile à ton époque, ma parole !

T'écoutais le garçon parler et tu hochais la tête. Dans le fond, t'étais démuni. Et les solutions que tu avais à proposer, t'étais pas certains que ça marche. C'était un peu quitte ou double. Et tu préférais quitte que double pour cette jeune Esther.

Il te donna un prénom, celui de la harceleuse, qui ne te disait strictement rien. D'un côté, t'avais pas vraiment le temps pour mémoriser les noms de tous les élèves, surtout vu le nombre que tu avais. Tu retenais tes élèves chouchous, c'était sûr. Certains à problèmes, aussi. Mais sinon..
Finalement, c'était le jeune homme, Swan, qui t'annonçait ce qu'il pensait préférable de faire. «Et bien faisons ainsi.» Encore une fois, c'était tout ou rien. Ca pouvait s'arranger, ou s'empirer, d'agir ainsi. Mais il n'y avait pas d'autre moyen. Et concernant Esther, il allait falloir qu'elle soit bien entourée, c'était certain. Les choses semblaient être allées trop loin pour qu'elle ne réalise pas qu'elles allaient s'arranger si personne n'était prêt d'elle.

Tu grimaçais face à la nouvelle requête du jeune homme. C'était pas que tu voulais pas, mais... «Je ne pense pas pourvoir. Ma permanence ici me force à rester disponible, et elle ne se termine pas avant trois heures.» Mais dans le fond, tu savais très bien que tu pouvais essayer de demander. Et t'allais tout de même essayer de voir. «Je vais voir ce que je peux faire, d'accord ?»

Un coup de tête marqua une réponse positive; avait-il le choix ? Swan n'était pas le genre d'hommes à supplier pour de l'aide, et rien que s'être déchargé d'un poids qu'il portait seul jusqu'à présent le comblait déjà. Il était certain, dans le fond, que son vis-à-vis allait être plus attentif à l'état d'Esther ces prochaines semaines maintenant que la jeune fille s'était avouée, et qu'ils pourront se revoir si une mauvaise intuition se présentait à eux. Il était tout aussi conscient que de nombreuses obligations incombaient aux enseignants, qu'Harper ne pouvait agir comme bon lui semblait, alors, juste au cas où : j'aimerais tout de même que vous m'informiez s'il vous était impossible d'être là à la convocation d'Olivia. Il ouvrit un côté de son manteau et vint porter l'une de ses mains dans une poche interne à celui-ci pour en sortir une carte qu'il tendit au plus vieux. Par message ou e-mail, qu'importe, je suis toujours connecté, fit-il, le sourire présent sur ses lippes au moment où il céda le rectangle cartonné.

Merci de m'avoir accordé du temps, se plut-il à communiquer sa reconnaissance, c'est toujours complexe de devoir gérer un cas aussi grave, pointa-t-il l'importance qu'ils puissent travailler ensemble, aujourd'hui, plus tard, pour éviter à Esther de perdre inutilement la vie, mais je suis certain qu'ensemble nous arriverons à dénouer peu à peu la situation, fut-il confiant, -trop- souvent optimiste. Il tendit sa main droite pour sceller le travail d'équipe, même s'il était sûr que l'histoire connaîtra une conclusion bien plus tard dans l'année. Je vais vous laisser, histoire que vous puissiez trouver quelqu'un à qui demander une autorisation de m'assister, conclut-il en reculant sa dextre de son vis-à-vis, n'oubliez pas de me tenir informé, lui rappela-t-il avant de tourner les talons et s'évader du couloir où le bureau des enseignants était posté. Avec ou sans Harper, Swan était conscient qu'il devait régler une partie du souci dès maintenant, et qu'il ne pouvait pas se permettre de reculer la convocation de l'harceleuse pour un caprice de l'administration de l'établissement.

La plupart du temps, la Direction n'était pas sur place pour voir toutes les gravités qui s'accumulaient à l'intérieur de la bâtisse, et ne criait gare que trop tard; l'Asiatique voulait à tout prix éviter qu'un suicide fasse appel aux médias, - médias qu'il ne portait pas dans son cœur.

* * * * * * * * * * *

Comme convenu, quarante minutes plus tard il s'était rendu devant l'amphithéâtre du dernier cours qu'Olivia avait suivi, et avait tout juste eu le temps de l'interpeller grâce à la photographie collée dans son dossier scolaire. Sans se douter de quoi que ce soit, elle lui avait emboîté le pas jusqu'au bureau, plutôt assurée que rien ne pourrait lui arriver, le sourire éclatant dessiné sur les lèvres. Il l'avait prié d'entrer et de s'asseoir sur la chaise qui faisait face au bureau en bois massif, avait tourné la pancarte de la porte pour signifier qu'un rendez-vous avait lieu et qu'il ne fallait en aucun cas le déranger, puis il avait pris place dans le fauteuil. Il avait tiré un tiroir à sa droite d'où il sortit un enregistreur dont il avait pour habitude d'user à chaque interview, l'avait enclenché et posé sur la surface plane du meuble autour duquel ils étaient installés, elle et lui. Il s'était présenté, avait aussi annoncé le profil de sa vis-à-vis avant de poser la première question : est-ce que tu as une idée du pourquoi je t'ai convoquée ?

La mine étonnée de l'étudiante marqua ses jeunes traits, ses fines épaules s'élevèrent un peu plus haut, tinrent un peu plus raide sa posture; la porte s'ouvrira-t-elle, le téléphone sonnera-t-il ?