Même après trois longues années sans en voir la couleur, Tom se souvient de chaque recoin de la ville à la perfection. C’est l’endroit où il a grandi, où il a réalisé aussi que les apparences sont presque toujours trompeuses. Une leçon vitale qui occupe son esprit à chaque seconde depuis qu’il est revenu à D.C, trois mois plus tôt. Il a craint ce jour pendant longtemps, à l’époque où ce n’était rien de plus qu’un projet, un fantasme peut-être tant ça semblait irréalisable. Il l’a pourtant fait : il marche en homme libre dans les rues de la ville dont on l’a exilé. Et alors que pendant plus d’un an, son visage a envahi les médias, personne ne semble le reconnaître. Personne ne fait attention au type couvert de haillons qui traîne sa carcasse trop maigre dans les rues des bas-quartiers. Il n’est qu’un Caste 3 anonyme, une âme esseulée comme il y en a des centaines dans les bidonvilles. C’est un soulagement, autant que ça révolte Tom. Une preuve de plus, comme s’il en avait besoin, que son combat est nécessaire. Qu’il ne peut trouver le repos tant qu’il n’aura pas atteint son but. Pour que ceux qui, contrairement à lui, ne jouent pas le rôle des laissés pour compte puissent prétendre à une vie digne et heureuse.

Alors, il endure en silence l’humble existence de Lian, le migrant qui parle à peine assez d’anglais pour survivre au jour le jour. On l’ignore et il se délecte de sa toute nouvelle invisibilité, pied-de-nez fait aux autorités qui l’ont chassé de son propre foyer, s’en sert comme d’une arme pour planifier tranquillement leur destruction à venir.

Le mobile-home dont on lui a si gracieusement fait cadeau est à peine assez grand pour abriter un seul homme et c’est un vrai plaisir pour Tom de s’en extirper chaque matin. Il ne va pas mentir : l’époque où il habitait un spacieux appartement de l’Île Ouest lui manque un peu, mais tout est mieux que la désolation qui s’étend au-delà des murs de la ville. Comme chaque jour depuis que sa nouvelle vie a commencé, l’homme quitte son semblant de domicile dès les premières lueurs du jour, dans les vêtements de la veille, et fonce droit vers le camp de fortune de la Soupe Populaire qui s’installe au même endroit tous les jours. Il y a déjà quelques lèves-tôt quand Tom rejoint la file d’attente vers l’espoir d’un repas chaud sans savoir ce qu’il y a au menu aujourd’hui. On évite de faire le difficile quand on doit mendier pour se nourrir, de toute façon. Il doit patienter une dizaine de minutes avant qu’une bénévole enveloppée dans un haut aux couleurs de l’association ne s’intéresse enfin à lui et, même si la jeune femme vient lui offrir le seul repas qu’il avalera aujourd’hui, le criminel ne peut s’empêcher de la juger au premier regard. Comme tous les autres bénévoles ici, c’est une autre petite privilégiée qui vient faire sa bonne action de la semaine pour ne pas avoir à culpabiliser de la vie parfaite qu’elle mène le reste du temps. Ceux qui vivent dans la misère comme lui n’ont pas le temps de faire la charité. “Merci.” marmonne-t-il en attrapant le repas qu’elle lui tend, pas encore assez réveillé pour forcer l’accent, mais suffisamment inaudible pour qu’on ne cherche pas plus loin. Il espère qu’elle ne sera pas de ceux qui veulent faire la conversation en plus du reste.

Isaline n'avait jamais été une grande fan des distributions matinales, préférant de loin celles nocturnes. Celles pendant lesquelles les langues arrivaient à se délier, comme aidées par l'obscurité. Isaline aimait écouter, comprendre le parcours des autres, avec cette faculté de ne pas réellement le juger. Simple curiosité enrobée de ce besoin de comprendre, de saisir chaque nuance des êtres humains avec lesquels elle pouvait communiquer. Les distributions matinales la privaient de ça, en grande partie. Les gens parlaient moins le matin, plus enfermés dans leurs bulles, probablement plus tournés vers le déroulé de leur journée et la nécessité de réussir à en passer une de plus. Isaline n'aimait pas la précarité. Pas parce qu'elle la dégoûtait, mais parce qu'elle n'en comprenait pas l'utilité concrète. La précarité faussait les cartes, empêchait la méritocratie d'être un système fiable. Et Isaline n'aimait pas cette idée. Toutes les cartes devraient être les mêmes pour tout le monde au départ pour que ce soit juste, mais la vie était injuste par définition, elle le savait.

Ces gens qui se pressaient, alors qu'elle attachait ses cheveux en queue de cheval haute, n'avaient pas eu les mêmes cartes qu'elle au départ de leur vie. Méritait-elle alors ce qu'elle avait, ou n'était-ce qu'un coup de chance ? En serait-elle là où elle en était si elle avait commencé là où ils avaient commencé ? Elle adressa un premier sourire à une première personne, rajouta une boîte de conserve au panier-repas. Elle rajoutait toujours une boîte de conserve lors de ses distributions. Boîte qu'elle achetait elle-même, parce qu'il n'y avait jamais assez à manger dans ce qu'elle distribuait et que c'était la seule chose qu'elle pouvait faire. Les habitués le savaient. Elle voyait souvent les mêmes visages défiler devant elle, avait fini par connaître les noms, par connaître les parcours et les chutes. Elle prenait des nouvelles des enfants d'une jeune femme, puis de la mère d'un jeune homme, envoya ses amitiés affectueuses à la femme d'un autre et félicita un tout jeune adulte pour ses récentes fiançailles. C'était ce qu'elle aimait le plus, dans la distribution alimentaire. Dans le bénévolat humanitaire en général. Le contact. Ce n'était ni pour se faire voir, ni pour récolter les points de citoyenneté si précieux aux yeux de ses concitoyens. Elle était là simplement parce qu'elle aimait ça.

Un nouveau visage se présenta devant elle. Nouveau et pourtant familier, Isaline fronça doucement les sourcils avant de lui offrir un sourire. "Attendez." glissa-t-elle en reprenant le paquet tendu avant qu'il ne puisse le prendre complètement, pour y glisser deux boîtes de conserve supplémentaires devant la maigreur de sa silhouette. "Voilà. Vous n'iriez pas loin avec un seul repas." Acte désintéressé; elle ne croyait pas au paradis, et elle ne recherchait pas l'approbation de ses pairs pour des actes aussi humains que celui-ci. Elle voulait juste que l'homme qu'elle avait sous les yeux, cet énième anonyme qui avait pourtant un nom et une histoire, puisse se nourrir correctement pendant au moins quelques jours. "Il y a une autre distribution alimentaire ce soir, pour des repas chauds." précisa-t-elle, avant de le dévisager encore. "Vous m'êtes familier. Votre visage. Pourtant je suis certaine de ne vous avoir jamais vu à l'une des distributions..." La curiosité parlait. L'envie de savoir. Ses réflexions se lisaient sur son visage et elle se pencha un peu vers lui.

"Oui, je suis certaine de vous avoir déjà vu quelque part. Pas ici, mais quelque part. J'oublie rarement les..." Sa phrase resta en suspens. Elle oubliait rarement les visages, oui. Et ça avait fini par lui péter aux yeux, alors que sa bouche lâchait un "Oh..." discret mais dénoué du moindre doute, et qu'elle se replaçait normalement. Comment aurait-elle pu oublier le visage de Tom Yuen, alors même que le terrorisme était un sujet qui l'avait tant intriguée ? Qui l'intriguait toujours tendrement à l'heure actuelle, d'ailleurs. Elle aurait eu un millier de questions, mais ce n'était pas l'endroit. Et elle se doutait que cet homme n'avait pas spécialement envie d'être reconnu. "Peu importe. Elle, là-bas. Elle ne regarde même pas les gens, voyez par vous-même. Si vous voulez plusieurs repas, repassez devant elle en mettant juste 15 ou 20 minutes entre chaque passage. Elle ne verra rien, croyez-moi. C'est un peu pour vous l'avantage d'être face à des gens qui s'en contre-carrent des Caste 3 et qui ne sont là que pour les points de citoyenneté." Amertume claire dans ses mots, et moyen subtil de faire comprendre à l'homme qu'elle ne dirait rien de ce qu'elle venait de découvrir. Système de méritocratie, encore; s'il s'était donné tous les moyens pour revenir, elle n'avait aucun droit de le priver de sa victoire.  

Hélas, la bénévole semble bien faire partie du camp des bavards. Du moins, c’est ce que craint Tom quand, au lieu de le laisser repartir avec son panier, elle le lui arrache presque des mains et lui demande d’attendre. Il doit se mordre l’intérieur des joues pour cacher l’agacement qui menace de faire surface sur son visage. Il n’est pas d’humeur à discuter pour qu’elle se sente mieux. Et malheureusement pour elle, il semble que quoi qu’elle fasse, Tom ne soit simplement pas d’humeur à lui accorder le bénéfice du doute puisqu’il parvient encore à la juger alors qu’elle se contente de rajouter deux boîtes de conserve dans son panier. Il regarde autour d’eux en essayant d’avoir l’air mal à l’aise, puis cherche le regard de la femme, curieux. “Merci.” répète-t-il, beaucoup moins pressé de fuir. Même s’il ne croit pas tout à fait à la bonté d’âme de cette inconnue, il faut bien admettre que le comportement qu’elle démontre le laisse perplexe. Non seulement, elle lui donne un peu plus à manger, mais en plus elle lui offre quelques conseils. C’est plutôt rare de la part des Castes supérieures d’être aussi… gentils. Ils gagnent leurs précieux points en faisant simplement acte de présence, pas besoin de faire semblant d’être sympa par dessus le marché, ça n’apporte pas grand chose. Tom connaît assez peu de gens dans sa situation qui perdraient du temps à offrir quelques points de plus à un bénévole, aussi attentionné soit-il et clairement il n’en a pas l’intention. “Vous êtes… Très gentille.” souffle-t-il, son ton tenant malheureusement plus de la suspicion que d’une quelconque reconnaissance.

Il n’est pas sûr de ce qui cause sa perte : la manière dont il s’adresse à elle ou le simple fait de s’attarder trop longtemps. Toujours est-il qu’il vient de commettre une erreur, car il n’en faut pas plus à la bénévole pour s’intéresser d’un peu trop près à lui. Il baisse les yeux vers le sol et détourne le visage aussi vite que possible après qu’elle ait remarqué son air familier, mais le mal est fait, il le sent déjà au plus profond de ses entrailles. Ça tient peut-être davantage à la paranoïa latente que ressentirait tout criminel dans sa situation plutôt qu’à la réalité, mais la crainte est bien là. “Vous faites erreur.” tente-t-il en s’éloignant doucement, mais pas trop précipitamment non plus. Il est censé agir comme quelqu’un qui n’a rien à se reprocher, mais c’est franchement difficile de résister à son instinct primal qui lui hurle de s’enfuir le plus vite possible. “On ne se connait pas.” Il serre le panier contre sa poitrine et recule d’un pas de plus, le regard toujours très loin de la jeune femme alors qu’il attend l’occasion de disparaître sans l’avoir sur les talons, mais…

Ses craintes se confirment au son que laisse échapper la bénévole. Presque contre son gré, Tom lève la tête et croise de nouveau son regard, son corps soudainement tendu. Il sait qu’elle sait. Et il s’attend à ce qu’elle hurle, le menace ou ait tout simplement le cran de lui demander confirmation. Il n’a encore pas la moindre idée de comment il réagirait si quelqu’un venait à lui dire son propre nom en le regardant droit dans les yeux. Et il croit fermement que le moment est venu de le découvrir, mais non. Ce qu’elle dit le laisse encore plus désorienté que ça. Il l’observe, interdit et même paralysé. Pourquoi est-ce qu’elle ne dit rien ? Pourquoi est-ce qu’elle agit de cette façon ? Il ne prend même pas la peine de regarder l’autre bénévole qu’elle lui désigne, beaucoup trop surpris par la réaction de la jeune femme. Peut-être qu’elle ne l’a pas vraiment reconnu, qu’elle croit voir quelqu’un d’autre. Un type qu’elle a rencontré dans un bar ou bien un pauvre Caste 3 qui l’aurait volé dans une petite ruelle sombre ? Certainement pas lui en tout cas, sans quoi elle ne le laisserait pas filer comme ça, pas vrai ? A moins qu’elle veuille quelque chose ? Non pas qu’il ait quoi que ce soit à offrir, mais sa réaction est tellement inattendue qu’il ne sait pas trop comment l’interpréter. Tout ce qu’il sait, c’est qu’il doit nier. “Vous vous trompez de personne.” affirme-t-il donc une fois de plus. Il ne lui laisse pas le temps de rétorquer, cependant, et commence à reculer sans la lâcher des yeux jusqu’à être assez loin pour fuir.

Pas pour aller très loin. Il se cacher dans une rue à quelques mètres seulement, avec une vue imprenable sur le stand et la jeune femme reconnaissable entre mille avec ses cheveux blonds. Il doute qu’elle se soit laissée convaincre par son petit numéro, pourtant elle ne fait rien qui laisse à croire qu’elle a l’intention de le dénoncer. Ça laisse de plus en plus perplexe, au point que quand elle s’éloigne enfin du groupe - probablement pour rentrer chez elle - Tom se lance à sa poursuite aussi discrètement que possible. Il ne sait pas vraiment ce qu’il cherche, mais dès qu’ils atteignent une rue un peu plus tranquille, il accélère le pas et, une fois plantée derrière elle, agrippe son bras. “Ne criez pas.” souffle-t-il à son oreille. “Vous êtes qui, exactement ? Une flic ?” Ce serait bien sa veine. Il est prêt à beaucoup pour mener sa lutte à bien, mais il est peut-être un peu tôt pour se salir les mains, non ?

Plus elle l'observe et plus elle est convaincue de ce qu'elle croit savoir, s'amusant que personne autour n'ait remarqué. L'humain a la mémoire courte, c'est un fait. Mais les gens comme elle aiment bien trop remuer le passé pour tenter d'en ressortir des enseignements. Ou par simple curiosité, que les gens comme elle cachent derrière une fausse érudition. Elle ne pense pas se tromper de personne, comme il l'affirme. Les réactions de l'homme lui donnent raison, alors qu'elle-même reste simplement calme, préparant déjà le panier suivant. Elle le regarde s'éloigner, sans songer à donner une quelconque alerte, continue simplement sa distribution. Avec son engagement dans plusieurs actions en faveur des caste trois, elle a rencontré des tas de personnalités différentes, de la mère de famille honnête au criminel en prétendue rédemption... Il n'y a plus grand chose qui l'impressionne. Et rien qui la pousserait à faire preuve d'une aveugle loyauté envers un gouvernement qu'elle supporte de moins en moins.

Alors elle termine simplement son service du jour, rassemble ses affaires et quitte le lieu de la distribution. Elle doit donner une conférence plus tard dans la journée, et c'est en relisant ses notes qu'elle marche en direction des transports en commun. Lorsque Lian aggripe son bras, elle sursaute si violemment que ses notes lui échappent des mains, jonchant le sol de plusieurs mois de recherches condensés pour être digérés par des étudiants aux profils divers. Pourtant, crier n'est pas ce qui lui vient en tête, et elle peine à réprimer un sourire. "Je ne compte pas crier." Elle est très certainement dans une situation critique, et elle ne doute pas que sa vie puisse potentiellement être en danger au moindre faux pas. Pourtant, elle se retourne comme elle peut pour faire face à l'homme qu'elle a servi un peu plus tôt. "Je serai une bien mauvaise flic." rétorque-t-elle, sans même faire mine de vouloir lui échapper ou fuir. "Je m'appelle Isaline Dawson. Je suis sociologue." Elle va au plus court, à ce que les gens peuvent visualiser. Son domaine d'expertise est méconnu, et elle ne tient pas à se lancer dans une présentation de son parcours professionnel dans cette ruelle. "Une simple recherche internet vous permettra de vérifier ce que je dis."

Elle a tout de même conscience d'être en danger. Elle est consciente que ce n'est pas tout à fait le moment de s'amuser, et qu'elle doit montrer patte blanche avant qu'il ne la prenne pour le méchant loup. "Je ne suis ni votre alliée, ni votre ennemie. Voyez-moi plutôt comme une observatrice extérieure qui n'aurait strictement aucun intérêt à dénoncer quoi que ce soit." Aucun intérêt, et aucune volonté de le faire. Sa réaction peut paraître étonnante, amener une certaine suspicion, mais il suffit de s'intéresser à ses travaux pour réaliser que l'objectivité a plus de valeur pour elle que la délation. Et pour réaliser, également, que le terrorisme est l'un des domaines sur lequel elle a théorisé après de longues recherches et de longues enquêtes. "Très honnêtement, si j'avais voulu donner l'alerte, vous ne seriez probablement pas en train de tenir mon bras dans cette ruelle." Ça n'aurait eu aucun sens qu'elle attende d'être potentiellement en position de vulnérabilité pour tenter de donner l'alerte. Et elle ne tient pas non plus à le faire chanter, elle n'en a pas les capacités. Mais elle veut bien admettre qu'il soit difficile à concevoir pour qui que ce soit ici qu'un agissement ne soit pas motivé par la recherche d'un gain personnel. "Si je vous invite à déjeuner, vous accepteriez au moins de me laisser sortir vivante de cet endroit ?" C'est une demi-plaisanterie seulement; la proposition est réelle, au moins autant que l'inquiétude contenue concernant sa propre vie.   

Dès que la possibilité de revenir en ville s’est présentée, Tom a su qu’une situation comme celle-là finirait par se présenter. Qu’un jour ou l’autre, quelqu’un viendrait à le reconnaître. Il a prié pour que ça n’arrive pas trop vite et pendant trois mois, il s’en est plutôt bien sorti. Peut-être même au point de se mettre à croire naïvement qu’il était tiré d’affaire. Il a longuement pensé à ce qu’il ferait si ça se produisait. Comment réagir, comment se débarrasser du problème. Peu de solutions s’offrent à lui, honnêtement. Et maintenant qu’il s’apprête à piéger la menace, il réalise douloureusement quelle différence il y a entre mettre la vie de centaine d’inconnus en danger en faisant exploser une bombe et tuer une seule personne de sang froid. Il préfère l’idée de lui faire la peur de sa vie et prier pour que ça suffise à la faire taire pour de bon. Malheureusement, quand elle se tourne vers lui, il comprend vite que son plan vient de tomber à l’eau. Cette femme n’a pas peur de lui. On pourrait presque se demander si cette situation ne l’amuse pas un peu, en fait. Pris de court, l’homme scrute son visage sans rien dire. Ils doivent former un drôle de tableau, tous les deux, planté là sur un trottoir à se regarder dans le blanc des yeux. Si Tom n’avait pas les traits aussi tendus et la mort dans son regard, on pourrait croire qu’ils vont s’embrasser. Presque.

Sa grimace ne s’en va jamais, mais alors que la femme lui explique qu’elle ne lui veut aucun mal, il est de plus en plus perdu et finit par lâcher son bras pour la libérer. “Personne ne fait jamais rien par pur altruisme.” souffle-t-il froidement. Ce n’est pas une question, même pas une façon de mettre à l’épreuve sa petite déclaration. Qu’on le taxe d’être paranoïaque si on veut, mais Tom refuse de croire qu’elle le laisse mener sa vie sans en tirer quoi que ce soit. “Si vous savez vraiment qui je suis, ça devrait vous inquiéter un peu de savoir que je me balade librement dans les rues.” Il y a une immense contradiction dans le comportement de cette femme, quelque chose qui suffit à convaincre Tom qu’elle ne le laisse pas en paix sans une raison qui lui semble parfaitement valable. Et honnêtement, il est assez curieux de comprendre de quoi il retourne. Il a connu assez peu de gens à l’aise avec l’idée de laisser s’entasser les cadavres sans y réfléchir à deux fois. Il n’a encore jamais blessé personne jusqu’à maintenant, son premier attentat ayant été déjoué par les forces de l’ordre avant de se concrétiser, mais… Il représente cette menace invisible dans le folklore de cette ville, forgé par The Alternative. Il est le visage du terrorisme des dernières années. Une menace effroyable vaincue par Miller et ses sbires et humilié publiquement pour faire un exemple. Et cette femme voudrait faire croire à Tom que ça ne lui fait rien ?

Autant dire qu’il n’hésite absolument pas quand elle l’invite à déjeuner. D’un hochement de tête plutôt sec, il accepte l’invitation et un autre geste invite la jeune femme à se mettre en route. Si c’est elle qui paye, il hésite un instant à profiter de la situation, mais change vite d’idée. Ils doivent être tranquille, alors après quelques pas, il passe devant elle et avance en ligne droite vers un petit restaurant qu’il connaît dans les bas quartiers, tenu par l’un de ses amis et complices. Il se tient loin de ceux qui ont failli plonger avec lui trois ans plus tôt, généralement, mais il n’y a pas d’autre endroit où ils pourront discuter sans attirer l’attention. De l’extérieur, l’endroit n’est pas très invitant : la devanture est usée, il n’y a qu’un vieux panneau en bois pour informer du nom du restaurant. La porte grince quand Tom l’ouvre et dévoile une salle tout aussi délabrée que la façade. D’un pas assuré, il entre et va s’installer à une table près des cuisines où il attend qu’Isaline le rejoigne. Il l’observe sans un mot pendant quelques secondes, toujours perturbé par le fait qu’elle ne représente aucune menace. “Qu’est-ce que vous voulez ?” demande-t-il finalement. “Et ne répondez pas rien, j’ai pas que ça à faire de vous tirer les vers du nez. J’veux bien croire que c’est pas de moi que vous attendez quelque chose, mais vous me laisseriez pas filer si ça ne vous apportait pas quelque chose. Alors qu’est-ce que c’est ?”