— Alors que le reste des invités se pressent dans le petit salon des Garrison, James profite que ses parents soient en pleine conversation pour s’éclipser discrètement. De vieilles habitudes l’empêchent de monter se réfugier dans sa chambre, mais il trouve rapidement refuge dans la cuisine encombrée des vestiges du long dîner qui vient d’avoir lieu. Un soupir las échappe au jeune homme tandis qu’il tire une chaise à la table de la cuisine et se laisse tomber dessus. Il déteste ces soirées auxquelles on l’oblige pourtant toujours à participer. Il n’est pas bien sûr de comprendre vraiment pourquoi, d’ailleurs. Deux ans plus tôt, avant qu’il n’épouse Eden, ça avait plus de sens et les intentions de ses parents manquaient terriblement de subtilité : il venait pour qu’ils l’exposent aux yeux des jolies collègues de son père dans l’espoir que l’une d’elle veuille bien en faire un homme honnête. Maintenant qu’il en est un, à quoi bon faire perdurer sa torture ? La question se pose, mais hélas James manque du courage de l’adresser à ses parents, alors ce soir comme il l’a toujours fait depuis des années, il a répondu positivement à l’invitation forcée de se joindre au dîner mensuel chez les Garrison, ouverts aux membres les plus considérés de la famille et aux collègues triés sur le volet de ses parents. Julianna, sa soeur aînée, a échappé à cette torture seulement car le décès de son mari, quelques semaines plus tôt, lui donne désormais tous les droits. Il faut bien qu’elle fasse son deuil et puis, elle doit prendre soin toute seule de son fils. Leur mère ne tarie pas de bonnes raisons de laisser sa fille tranquille et James trouve cela rageant. Quant à Jessie, le cadet… Il n’est pas conseillé de prononcer son nom en présence des parents Garrison. Quelques fois, James lui envie d’avoir été si violemment rayé de leur arbre généalogique.

Après avoir repoussé quelques assiettes sales pour se faire de la place, James sort son téléphone portable de sa poche et pose ses coudes sur la table. Il déverrouille l’appareil et aussitôt, un sourire radieux étire ses lèvres alors qu’il remarque la notification qui lui indique un nouveau message sur Perfect Love. Il l’ouvre aussitôt, mais ne s’empresse pas de répondre et se retrouve plutôt à observer son écran fixement, sans perdre son sourire, des étoiles dans les yeux. La photo que Marvin a choisi pour illustrer son profil n’est pourtant pas très avantageuse quand on le connaît dans la réalité. Il fait une drôle de grimace et ses yeux magnifiques sont cachés par une paire de lunettes qui amplifie son air idiot. James ne le trouve pas moins parfait et comme chaque fois que son regard se pose sur le visage de cet homme, son coeur s’emballe et il sent une chaleur agréable se disperser dans ses veines et colorer ses joues habituellement pâles. Il n’est jamais tombé amoureux de toute sa vie, alors il ne sait pas tout à fait si c’est bien ce qu’il ressent pour cet homme, mais il y a définitivement quelque chose. Ça lui semble plutôt dingue, compte tenu du fait qu’ils ne se sont vus qu’une seule fois et que la soirée s’est écourtée assez rapidement. Mais il conserve le souvenir grisant de Marvin qui l’embrasse au moment de se dire au revoir et la certitude que c’est la meilleure chose qui lui soit jamais arrivé. Il est impatient de le revoir, impatient de l’embrasser encore, d’entendre le son de sa voix, d’admirer son sourire et de fondre sous le regard si particulier que l’homme posait sur lui le soir de leur rencontre.

Si ce n’est pas l’amour, il se demande sincèrement ce que ça peut être. Car après une intense observation, il se surprend à lever une main et poser un doigt sur le visage de Marvin au travers de l’écran, effleurant le verre comme s’il pouvait caresser sa peau. C’est tellement stupide et pourtant, il ne se sent en rien ridicule, seulement brûlant, fiévreux. Il est en pleine contemplation quand un léger claquement le ramène douloureusement à la réalité. Dans un sursaut, il se redresse et tourne les yeux vers la porte de la cuisine qui vient de claquer tout doucement dans ses gonds. Son regard tombe presque immédiatement sur la petite silhouette d’une jolie rousse qu’il ne connaît hélas que trop bien. Précipitamment, James verrouille son téléphone portable et le pose à plat sur la table, écran vers le bas comme s’il craignait que la jeune femme ne puisse voir ce qu’il faisait alors qu’il n’y a plus rien à voir. Il est toujours rouge, mais plus seulement à cause de Marvin désormais. Ce n’est pas entièrement de la honte, mais ça s’en rapproche quelque peu, au point que son habituel tic nerveux ne tarde pas : il se met à triturer l’alliance à son doigts d’un geste sec, vif. “Qu’est-ce que vous voulez ?” demande-t-il un peu trop sèchement. Il n’a rien contre Céleste, pas exactement, c’est juste qu’il la trouve… intrusive. Quand il participait encore à ces soirées dans le but de se trouver une épouse, il aurait même juré qu’elle était intéressée, tant elle passait son temps à le coller et à essayer de lui parler. Ça l’a toujours mis profondément mal à l’aise, pas qu’elle ne soit ni gentille, ni très belle d’ailleurs, mais simplement qu’elle est une femme. Il a toujours eu tellement peur qu’elle comprenne son intérêt pour les hommes qu’il n’a eu de cesse de se montrer froid et désagréable avec elle, sans grand succès. “La fête est dans le salon, vous ne devriez pas être ici.” reprend-t-il, priant pour qu’elle soit aussitôt lassée de ses grands airs et retourne avec les autres invités.

— Pour un trop bref instant, James a le malheur de croire à sa victoire. À ses remontrances, sans un mot, sans un regard ou presque, Céleste semble prête à faire demi-tour pour le laisser seul et le jeune homme, dans sa grande naïveté, s’autorise un soupir soulagé. Il a tout juste le temps de vider ses poumons que la rouquine a déjà changé d’avis et l’agresse avec une violence assez surprenante. Instinctivement, James se redresse un peu, comme si de se tenir bien droit pouvait le sauver de quoi que ce soit. C’est loin d’être la première fois que la jeune femme lui balance une tirade de cette longueur en reprenant tout juste sa respiration, mais c’est bien la première fois qu’elle se montre aussi venimeuse avec lui. Bien sûr, il voulait qu’elle lui fiche enfin la paix et vu son ton, il n’est pas loin de parvenir à ce petit miracle, mais malheureusement, il se sent immédiatement coupable de l’avoir énervé plutôt que soulagé.

Il se force à arrêter de jouer avec son alliance et à garder les yeux posés sur elle, prêt à se battre en retour. Hors de question qu’il se laisse traiter comme ça sous son propre toit. Ou celui de ses parents, mais c’est plus ou moins la même chose. “Tu ne sais rien de moi, alors ne joue pas à la plus maline.” grogne-t-il, un peu vexé qu’elle l’ait vu venir de si loin. Personne ne fait jamais attention à lui, alors pourquoi est-ce qu’elle, elle perd son temps comme ça ? Il pensait pourtant s’être montré assez clair sur le fait qu’il ne veut pas la connaître plus que ça. Ils doivent se fréquenter de temps en temps, quand son père ne laisse pas le choix à James, mais ça ne veut pas dire qu’ils sont amis. “Et mon problème avec toi, c’est que tu n’arrêtes pas de me harceler !” Il voudrait s’emporter, mais en vérité, il a surtout l’impression de sonner comme un enfant qui ne sait pas comment se défendre et se contente de balancer des petites punchlines stupides du genre “miroir, miroir” et autres bêtises de cet acabit. “Chaque fois que mon père organise l’un de ces dîners, tu es sur mon dos du début à la fin, à essayer de me parler !” Non, vraiment, il se sent ridicule même à ses propres oreilles. Mais malheureusement, ce qui est dit est dit, il ne peut plus rien faire pour rattraper ça.

“Je suis désolé, d’accord ?” souffle-t-il encore plus piteusement, alors qu’il baisse les yeux sur la table devant lui. “Je ne sais pas ce que mes parents t’ont dit, mais je ne suis pas intéressé.” Peut-être que c’est un coup de sa mère, cette fois. Elle semble plutôt enragée contre Eden, ces temps-ci, bien motivée à faire en sorte de la remplacer par une jeune femme capable de lui donner des petits enfants. Et puis, les deux Garrison ont toujours apprécié Céleste, sans que leur fils ne comprenne vraiment pourquoi. Dieu seul sait ce qu’Elizabeth pourrait avoir dit à la rouquine pour qu’elle continue à le chercher malgré tous les efforts qu’il fait pour la faire fuir.

— Ce n’est pas tellement de la colère qui envahit James à cette conversation, plutôt de la peur. Céleste n’a peut-être jamais eu l’intention de l’ennuyer, il n’en reste pas moins qu’elle voit beaucoup trop de choses à son goût, faisant d’elle un danger évident. Dieu seul sait ce qu’elle pourrait dire par accident, qui pourrait l’entendre surtout… Et ce soir plus que jamais, alors que dans la pièce voisine se tiennent ses parents. Ils sont occupés pour le moment, mais rien ne dit qu’ils ne finiront pas par se rendre compte de la disparition de leur fils et tomberont sur Céleste et lui en train de discuter sagement de combien il est pitoyable et désespéré. Honnêtement, il ne sait plus quoi lui dire, trop effrayé qu’en voulant se défendre il fasse pire plutôt que mieux. C’est déjà le cas, chaque mot qu’il a le malheur de lâcher n’est qu’un argument de plus pour que la jeune femme s’agace et en dise trop, alors tandis qu’elle lui offre son aide assez froidement, James se contente de regarder le sol en serrant la mâchoire, mettant toutes ses forces à agir comme le robot auquel on le compare si souvent.

Il y parvient presque, suffisamment en tout cas pour que Céleste décide de quitter la pièce avant qu’il n’ait craqué et laché quoi que ce soit. Malheureusement, il est loin de se sentir mieux quand il se retrouve seul et n’a plus du tout envie de se jeter sur son téléphone pour rêvasser au sujet de Marvin. Il est bien trop inquiet au sujet de Céleste et quand il relève les yeux, ce n’est que pour les poser sur la silhouette de la jeune femme qu’il aperçoit vaguement sur la terrasse seulement éclairée par la lumière du salon. Il a envie de croire qu’elle est sincère et ne cherche qu’à l’aider, qu’elle n’ira pas parler de tout ça à qui que ce soit, mais… Faire confiance aux autres est de plus en plus compliqué pour James. Aussi décide-t-il d’aller la rejoindre dehors, s’approchant timidement jusqu’à être assez près pour qu’elle l’entende sans qu’il n’ait besoin d’élever la voix. “Je suis vraiment désolé.” souffle-t-il avec autant d’humilité que possible. “Mes parents avaient l’habitude d’organiser des petites soirées de ce genre pour que je rencontre la parfaite future épouse, j’ai cru…” Il ponctue son explication d’un vague geste de la main qui ne veut sans doute pas dire grand chose, mais qui en laisse sous-entendre suffisamment pour que la jolie rouquine comprenne ce qu’il a bêtement imaginé en la voyant débarquer comme ça. “Je n’ai jamais voulu te blesser.” Il aurait tellement d’autres explications à donner pour justifier son comportement et peut-être même que Céleste finirait par comprendre et accepter la plupart, mais il n’est pas à la recherche d’excuses pour l’instant, seulement d’une trêve.

“Je comprendrais que tu ne veuilles pas me rendre service vu comme je me comporte avec toi, mais je t’en prie, tu ne dois parler à personne de ce que tu crois savoir sur moi.” reprend-t-il, avec beaucoup moins d’assurance. “J’ai des problèmes, c’est vrai, mais je ne veux pas que ça revienne aux oreilles de mes parents, ils en font déjà assez pour me contrôler.” Sa vie entière n’est que le concentré de leurs choix, après tout. Et s’ils finissaient par ouvrir les yeux sur qui est réellement James, pas sûr qu’ils puissent s’en remettre. “J’ai toujours cru que tu n’étais qu’une partie de leur grand projet pour faire de moi le fils parfait, je… ça semble ridicule maintenant que je le dis à voix haute, mais c’est la vérité. C’est la seule raison pour laquelle je n’ai jamais été très sympa avec toi… Est-ce qu’on peut faire la paix ?” propose-t-il, alors qu’il se tourne vers elle et tend une main dans sa direction. Il n’est pas très fier de lui, là tout de suite, mais tout le monde mérite une seconde chance, non ?