Dans un soupir, Tom pose le plateau rempli de vaisselle propre sur le plan de travail où elle restera à sécher avant d’être réutilisée pour le prochain service. Il essaye très fort de se sentir reconnaissant d’avoir trouvé un travail en cuisine, mais c’est assez difficile de se contenter de faire la plonge quand on a été chef pendant des années. On est censé commencer sa carrière à ce poste, pas la finir… Il doit faire un immense effort pour ne pas laisser son ego prendre le dessus et claquer la porte du restaurant dans un élan de frustration. Au moins, il se trouve dans la cuisine, ce qui multiplie ses chances de prouver à son nouvel employeur qu’il peut faire plus que laver des assiettes sales. Et ça lui permet aussi de rester caché de la clientèle, pas forcément nombreuse dans ce restaurant pas très recommandée, mais ça reste une sécurité supplémentaire.

Le service est terminé depuis un bon quart d’heure quand il en a fini avec sa tâche, mais aujourd’hui, ça ne signifie pas qu’il peut aller traîner dans la salle de repos jusqu’à la reprise, malheureusement. Fatigué, l’homme retire son tablier trempé d’eau et de tâches auxquelles il préfère ne pas penser et l’abandonne à son crochet dans les vestiaires. Il garde le reste de ses vêtements de travail, trop grands pour sa silhouette creusée par la malnutrition, trop petits pour sa taille impressionnante, lui donnant l’air un peu bizarre avec l’ourlet du pantalon au dessus de ses chevilles, mais il n’est pas là pour jouer les gravures de mode, n’est-ce pas ?

Il entre dans la salle presque vide du restaurant, son regard passant rapidement sur les quelques tables occupées : quelques employés qui profitent d’un repas tardif, un habitué qui traîne des pieds et… à en croire la photo qu’on lui a envoyé hier soir, l’homme qu’il doit rencontrer. Lèvres pincées, Tom s’approche et tire la chaise face au journaliste, sur laquelle il se laisse tomber sans aucune grâce. Il retire le bandeau sur ses cheveux en même temps qu’il pose son regard perçant sur le journaliste. “Vous êtes Finnik Down ?” demande-t-il, avec son faux accent à couper au couteau. “Lian Young.” se présente-t-il en retour, alors qu’il tend une main au journaliste pour le saluer. Il n’est pas trop fan de l’idée de faire cette interview, mais tout le groupe a voté et pense que c’est une bonne chose d’attirer un peu l’attention des citoyens sur la réalité des Castes 3, sans que The Alternative n’y ajoute sa patte, comme ils le font dans tous les reportages officiels diffusés à la télévision, où les habitants des bidonvilles passent tous pour des criminels fainéants qui refusent de jouer le jeu de la méritocratie. Le membre des Systemics qui a mis en place ce rendez-vous est censé avoir briefé le journaliste à l’avance, mais par sécurité, Tom demande quand même : “Il n’y aura pas de photo ni mon vrai nom dans votre article, hein ?”

Il attend confirmation du jeune homme sans retirer son regard appuyé de son visage. Il ne doit pas passer plus amical des hommes, mais ça lui est bien égal. S’il accepte de se plier au jeu, hors de question qu’il se fasse attraper comme un crétin en commettant une erreur aussi stupide que de laisser son visage apparaître dans les médias. “Dans ce cas, on commence quand vous voulez.” lâche-t-il finalement.

Tom est stressé. Angoissé. Ça le surprend, parce qu’il en arrive rarement à de tels sentiments, alors qu’il vit des situations dangereuses chaque fois qu’il ose mettre le nez hors de son mobile-home. Ce journaliste assis face à lui semble correct, Tom suppose que les membres du groupe ne l’ont pas choisi par hasard, mais ça reste un inconnu qui s’apprête à lui poser tout un tas de questions… Dieu sait ce qui pourrait ressortir de ce petit entretien. Alors, franchement, il est bien heureux d’avoir les mains posées sur ses genoux - sous la table - où personne ne peut les voir trembler doucement tandis que le journaliste explique plus ou moins que tout va bien se passer, puis se lance dans ses questions.

Perplexe, Tom le dévisage quelques bonnes secondes avant de dire quoi que ce soit. “Je m’appelle Lian,” répète-t-il, mais il ne s’arrête pas en si bon chemin cette fois. “Je suis né en Chine, à Beijing, le 9 Décembre 2047. Mon père est un cadre du Parti Communiste Chinois et ma mère restait à la maison pour s’occuper de ma soeur et moi.” Il connaît l’histoire de Lian par coeur et aujourd’hui, il se demande une fois de plus si cet homme existe réellement ou si ce n’est qu’un petit conte de fée qu’on a inventé pour lui. “Quand j’avais vingt-trois ans, mon père m’a surpris au lit avec un autre garçon. Dans les heures qui ont suivi, il m’a jeté dehors et renié. J’ai vécu dans la rue les dix années suivantes avant de quitter le pays pour venir ici, où tout le monde disait que le comportement et le mérite suffisaient à vous offrir une belle vie.”

Il lance un regard appuyé au journaliste, ne laissant aucun doute sur ce qu’il pense de ces conneries. De toute évidence, Lian n’a jamais eu droit à la belle vie dont il rêvait. C’est de ça dont ils vont parler, n’est-ce pas ? “En arrivant aux Etats-Unis, j’ai fait une demande d’asile et pendant trois ans, j’ai habité en dehors de la ville, dans un squat, jusqu’à ce qu’on accepte enfin de me laisser entrer il y a trois mois. Depuis, je lave des assiettes sales dans ce restaurant pourri et je dors dans un mobil-home de neuf mètres carrés. Ça suffit pour vous expliquer pourquoi je suis là ?” Il jette un regard de défi au jeune homme, comme s’il s’attendait à ce que le journaliste trouve que ses motivations ne sont pas suffisantes. Il est prêt à dire tout ce qu’il faut pour convaincre le reste de la ville que la situation est inacceptable, mais ce qu’il veut surtout, c’est qu’on le croit. Et il trouve que son histoire - même si elle est inventée - parle d’elle-même.