La bibliothèque de l’Université est l’un des endroits que Matt préfère dans cette ville, mais elle manque de ressources comparée à celle qu'abrite le centre-ville de D.C. C’est pourquoi il a choisi de passer la journée ici plutôt que de rester sur le campus comme le ferait n’importe quel étudiant. Il n’est pas là pour faire sagement ses devoirs, même si c’est bel et bien un papier pour son cours d’étude comparée des gouvernements russes qui s’affiche actuellement sur une partie de l’écran de l’ordinateur qu’il monopolise. L’autre partie de l’écran, quant à elle, est occupée par un long article sur le système communiste appliqué en Russie dans l’avant-guerre. Tout cela serait bien inoffensif si, à côté de lui sur le petit bureau, Matt n’avait pas disposé un bloc-note qu’il recouvre désormais de points communs peu flatteurs entre un dictateur russe et le Président Miller. Sa dissertation fait à peine dix lignes actuellement, tandis qu’il en est à la troisième page de notes au sujet des dérives totalitaires de son chef d’Etat.

Il est tellement pris dans ses recherches qu’il ne prête plus vraiment attention à la bibliothèque et les autres usagers, plutôt nombreux. Il faut dire que c’est la seule de la ville, si l’on exclue la bibliothèque universitaire. Alors forcément, nombreux sont les curieux à venir profiter de l’infinie collection d’ouvrages ou de documents numérisés proposés par la ville. Assez nombreux pour que personne ne fasse tellement attention à son voisin, ce qui inclut Matt et ses recherches pour le moins suspectes. Heureusement pour lui.

Du moins, il pense être en sécurité, dans sa petite bulle. Ce rêve prend malheureusement fin aussitôt qu’une voix dans son dos s’élève, juste assez fort pour être entendue, malgré la loi du silence imposée dans toute bibliothèque digne de ce nom. Matt sursaute en l’entendant, mais ne pense pas réellement qu’on s’adresse à lui, tout simplement parce qu’il ne voit pas qui pourrait venir lui parler. Il se retourne malgré tout, par réflexe seulement. Et reconnaît presque immédiatement le visage de l’homme qui vient de parler et se retrouve donc bien obligé d’admettre que le soi-disant journaliste-boulanger s’adresse bien à lui. Son propre visage se pare aussitôt d’une grimace, d’ores et déjà agacé d’une conversation qu’il devine désagréable, même s’il faut bien admettre qu’il l’a cherché. “Tiens, le boulanger officiel de The Alternative.” lâche-t-il, comme une sorte de salut, mais pas tout à fait. “Est-ce que ta présence ici pourrait signifier que tu fais des recherches avant d’écrire tes articles ?”

L’air de rien, pendant que Matt attaque en guise de préambule, il en profite aussi pour fermer vite fait son bloc-notes, avec l’espoir que Finnick n’ait pas eu le temps de voir ce qu’il faisait. Non pas que le jeune homme ne soit pas un minimum au courant de son côté un peu rebelle, mais rien ne sert de lui donner des preuves. “Que puis-je faire pour toi, Finnick Down ?” demande-t-il ensuite, un peu plus sympathique si l’on peut dire. Après tout, d’accord, ils ne partagent pas forcément la même vision du monde, mais ce n’est pas une raison pour attirer l’attention sur eux dans un lieu public.

Si elle n’était pas adressée contre lui, Matt serait le premier à admettre que la plaisanterie de Finnik est très bonne. En réalité, il doit se mordre l’intérieur des joues pour retenir un sourire de lui échapper accidentellement. Hors de question que sa Némésis ne s’imagine qu’ils peuvent s’entendre ou que l’étudiant prend le moindre plaisir à leurs échanges. Sa Némésis, oui, parfaitement. Matt a décidé de ça après avoir passé plusieurs heures sur le blog du journaliste, bien obligé d’admettre que ce type n’est pas le Diable incarné comme il l’imaginait. Ça l’a tellement agacé d’avoir tort qu’il a juré une haine absolue et éternelle au jeune homme. Alors certes, ils se revoient pour la deuxième fois seulement et c’était plutôt improbable d’ailleurs, mais qui a dit qu’il fallait entretenir une relation suivie avec sa Némésis ? Ils peuvent très bien se haïr en silence, de loin. De toute façon, le problème est réglé maintenant que le journaliste se tient devant lui, Matt va pouvoir l’informer de son nouveau statut. Dès qu’il en aura terminé avec ce petit crétin qui se pense plus malin et qui croit pour s’en sortir avec sa jolie gueule et ses beaux sourires !

“Je n’ai rien à cacher.” assure-t-il, pas très sûr de ce qui cloche avec son regard, mais bien décidé à le laisser posé sur Finnik juste pour s’assurer qu’il ne le trahisse pas. “Je suis là pour faire mes devoirs ! Tiens, tu veux voir ?” Et, très naturellement malgré ses mains un peu tremblantes, il désigne l’écran de l’ordinateur au journaliste, sur lequel il ne reste plus que le traitement de texte dans lequel il a commencé à taper sa dissertation sur les gouvernements russes. Forcément, ce serait plus convaincant s’il avait été plus loin que les quelques lignes d’introduction de l’introduction, mais il pourrait très bien être un mauvais élève. Qu’est-ce que Finnik en sait, de toute façon ? “Si mes yeux font quelque chose de spécial, c’est peut-être tout simplement parce qu’ils ne sont pas très heureux de se poser sur ma Némésis !” ajoute-t-il, légèrement dramatique. Voilà, c’est dit. Tout est clair entre eux maintenant.

“J’ai lu ton blog.” fait-il savoir, alors qu’il pourrait largement se contenter de retourner à ses affaires et ignorer le jeune homme. “Chaque article. J’ai quelques commentaires, d’ailleurs ! J’ai tout compilé dans un document sur mon ordinateur personnel, mais je me ferais un plaisir de te l’envoyer ce soir si tu veux.” Les bras croisés sur sa poitrine, Matt fait pivoter sa chaise d’un geste du pied pour faire un peu mieux face au journaliste. “Je continue de trouver assez étrange toute cette neutralité que tu t’efforces de mettre dans tes articles. Ça cache forcément quelque chose.” Il ne sait pas encore quoi, mais il compte bien le découvrir, un de ces jours. À moins, bien sûr, que le journaliste ne veuille bien avoir la gentillesse de lui dire maintenant et de lui épargner tout ce temps perdu.

Matt a de multiples palabres ingénieuses.
Je l'aime bien, cet opposant. Il a du chien, de la répartie et j'adore sincèrement rencontrer des gens qui m'offrent un certain débat, un certain vent de fraîcheur. Je reste proche de lui et continue d'observer son écran.

- Hm... Je suis bien persuadé de t'avoir vue réduire une fenêtre un poil plus étoffée et remplie que ces quelques pauvres lignes d'introduction. Oui, j'ai fort à parier que tu n'es pas arrivé il y a quelques minutes, tu vois.

Je ne peux que rire, me redressant légèrement lorsque j'entends de quel adjectif il me qualifie. Je secoue lentement la tête et roule légèrement des yeux. On peut affirmer sans grand mal, qu'il manie plusieurs mots plus que plaisants. Je ne suis pas un fin connaisseur de la Grèce et de ses mythes, mais l'idée que je me fais d'un ou d'une Némésis, c'est disons un conflit mélodramatique pertinent qui conduit si bien à la mort qu'à l'amour sous les draps. Après tout, haine et amour, noir et blanc, ne sont-ils pas des concepts qui se marient si bien ? Des couples paradoxaux emplis de diversité et de surprise ? Serait-ce un défi qu'il me lance ?

- Némésis ? Ouh, ça c'est captivant, un beau sujet. Un poil excitant même ! Ton devoir mystère où tu n'as écrit que trois mots porte sur la Grèce et ses mystères ?

Je souris. Non pas avec un air moqueur ou méprisant, non. Un vrai sourire. Cette discussion, m'amuse. On sait se rendre les coups j'ai l'impression.

- Je dois bien admettre que tout ça me surprend. Notre entretien t'as tant marqué, qu'en quelques minutes j'ai gagné le droit d'être ta Némésis et de t'obséder autant, que t'as littéralement dévoré mon blog pour en faire une analyse ? Si tu veux m'offrir une interview et m'offrir milles questions, pas besoin de te donner tant de mal, tu peux simplement m'inviter à boire un café, c'est certain que j'accepterai.

Tirant une chaise à l'ordinateur près de lui, je m'assois sagement. La fausse innocence peut se lire sur mes traits. La malice n'a jamais cessée de valser avec moi, c'est avec plaisir que je l'emploi pour embêter juste encore un peu ce cher Matt.

Et pendant ce café, je pourrai t'expliquer et te prouver en tous points que cette neutralité ne cache rien d'autre que l'envie de couvrir des sujets calmes et tranquillisants. Très bien mon cher, j'avoue tout ! Si je devais avoir une conviction, un passe temps douteux, ça serait probablement de boire un chocolat chaud avec une montagne de chantilly dans mon canapé. Oui, j'admets que c'est un passe temps très proche de ceux des terroristes mais que veux-tu ! On ne peut pas tous construire des bombes et prévoir des dégradations de biens public dans notre temps libre !

Je me permets d'échanger la place de deux situations dans ma phrase. Le chocolat chaud et les bombes, juste pour le titiller encore un peu. Pour vrai, je n'ai pas grand chose à cacher. Disons que j'ai des convictions propres même si je ne les écrit et ne les partage sous aucun prétexte. Mais l'on pourrait étudier ma vie au peigne fin, qu'on ne se rendrait compte que d'une chose ; j'ai atterri dans la bonne caste. Les petites vagues que j'ai pu faire, ne sont rien par rapport à ma vie.

Finnik Down est le citoyen le plus détestable de cette ville. Juste derrière Liam Miller, peut-être. Et ses suiveurs, profiteurs, peu importe. Bon, peut-être pas le plus détestable, du coup. Et franchement, pour quelqu’un qui est censé être en présence de son ennemi juré, Matt sait bien qu’il sourit et s’amuse beaucoup trop. C’est plus fort que lui. Il adore détester ce type. “Je ne vois absolument pas de quoi tu parles.” lance-t-il, le visage neutre, alors que le journaliste assure avoir vu qu’il travaillait sur autre chose que son devoir. Ils savent tous les deux que Matthew ment, mais ça n’enlève étrangement rien au charme de ce petit échange. Tellement rien que l’étudiant n’a aucun scrupule à dire tout ce qu’il pense à l’homme qui, lui, s’installe à ses côtés comme s’ils étaient deux vieux amis.

Il n’est même pas vexé quand Finnik se moque ouvertement de lui après qu’il lui ait officiellement annoncé sa place de Némésis. “Si tu veux tout savoir,” se lance-t-il d’un ton très formel, “j’écris une dissertation sur les régimes communistes en Russie dans l’avant-catastrophe. C’est un sujet passionnant, vraiment. J’apprends tout un tas de choses sur les dérives autoritaires et le culte de la personnalité des grands hommes politiques de cette époque.” Le sujet étant au programme de sa formation, Matt ne voit rien de mal à en parler librement. Si son sourire équivoque et son regard appuyé à Finnik sous-entendent quoi que ce soit d’autre, il refuse d’admettre que c’est volontaire. De toute façon, le journaliste prétend n’avoir aucune arrière-pensée, alors comment pourrait-il voir entre les lignes ? “Par exemple, est-ce que tu savais qu’avant la catastrophe, la Russie a eu le même Président pendant presque vingt ans ? C’est incroyable, n’est-ce pas ? Ce Poutine n’a jamais eu l’air d’un très bon chef d’après ce qu’on peut trouver sur lui et pourtant, les citoyens russes n’ont eu de cesse de le réélire, encore et encore, jusqu’à ce qu’il soit trop vieux ! Les rumeurs sur des élections truquées allaient bon train et ça n’a jamais rien empêché. Imagine un instant vivre dans une société dirigée de cette façon.”

Après ce petit discours plein de double sens, Matt ressent quand même un léger malaise, qu’il n’exprime que par des regards en coin aux autres usagers de la bibliothèque. Ça lui est étonnamment égal que Finnik connaisse son opinion sincère au sujet du gouvernement actuel, mais ça l’amuse beaucoup moins que d’autres oreilles indiscrètes entendent ce qu’il a à dire. “Enfin bref… Je viens d’avoir une idée absolument folle ! J’adorerais t’inviter à boire un café, mais j’ai du chocolat chez moi, du lait et même de la Chantilly… N’y vois aucune proposition indécente, mais si tu as envie de te rebeller un peu, on peut aller chez moi. On y sera beaucoup plus… Tranquille. Pour discuter de la Russie et de ton étrange absence de convictions politiques. Entre autres choses.” Il n’est pas très sûr de ce qu’il est en train de faire. Enfin, il sait que l’idée de base était de poursuivre cette conversation sans aucun spectateur, mais il a un peu l’impression d’avoir fait une piètre tentative pour draguer Finnik au passage.