Lorsque James a assuré à Victoria qu’il serait là pour elle si elle en avait besoin, il s’attendait vraiment à ce que ça tombe dans l’oreille d’une sourde. Il n’avait pas dit ça uniquement par politesse, bien sûr, mais il pensait qu’elle le prendrait comme tel. Il est toujours un peu surpris qu’elle ait donc accepté son invitation à aller boire un verre. Il est surpris aussi de l’avoir proposé en premier lieu. James ne sort pas boire un verre avec ses amis. Jamais. Est-ce qu’il a des amis, au moins ? Depuis qu’Eden et Jayden ont disparu, peut-être. Il y a Anna. Et visiblement Victoria aussi.

Honnêtement, il est assez nerveux alors qu’il attend la jeune femme dans le bar où il lui a donné rendez-vous, celui où il a rencontré Marvin des mois plus tôt. Il n’en connaît pas d’autre, alors… Il est un peu en avance, donc il a déjà choisi une table un peu à l’écart et a déjà commandé deux bières, même s’il ne sait pas du tout si Victoria aime ça. La sienne est déjà à moitié vide, d’ailleurs. L’ambiance reste assez semblable à ce qu’elle était la dernière fois qu’il est venu : beaucoup de monde, beaucoup de bruit. Le genre d’endroit où on va avec ses amis pour passer une bonne soirée. L’air crispé qui colle au visage de James vient légèrement casser cette interprétation du type cool qui sait ce qu’il fait là, mais bon.

Ses deux mains sont croisées devant lui, posées bien sagement sur la table, jusqu’à ce qu’il remarque Victoria qui doit probablement le chercher. Le sourire qui lui échappe est sincère, bon point. Il lève une main pour lui faire signe, se met debout le temps qu’elle s’approche et s’assoit sur la chaise. “Salut, Victoria !” lance-t-il, un peu plus joyeux que nécessaire. Peut-être que sa pinte de bière est un peu plus qu’à moitié vide. “Merci d’être venue !” Parce que, oui, il en doutait sérieusement. Peut-être qu’elle connaît d’autres James, après tout. Qu’elle s’attendait à trouver quelqu’un d’autre que lui au lieu du rendez-vous. Ça, ça ne le surprendrait pas tellement.

Il hésite un peu quand ils sont tous les deux installés. C’est bizarre de se retrouver seul avec quelqu’un à qui il parle à peine depuis des années. Et on ne va pas se mentir, le poids de leur dernière conversation pèse entre eux qu’ils le veuillent ou non. “Je t’ai pris un verre, mais si tu veux autre chose, n’hésite pas.” Au sourire sincère de tout à l’heure succède un autre, beaucoup plus gêné. “Comment tu vas ?” Probablement mal, mais il réalise un peu tard. Tant pis. S'il y a bien une chose dont il ne doute pas, c'est que la jeune femme n'hésitera pas à lui dire si elle ne veut pas en parler.

A quel moment exact de sa vie était-elle devenue assez amie avec James pour accepter d'aller boire un verre avec lui ? Victoria considérait rarement quelqu'un comme un ami. Il y avait bien Julianna, oui... Et Colin, également, dans une certaine mesure. Mais le reste ? Elle soupira. Trop tard pour revenir sur sa parole, elle avait déjà dit à James qu'elle serait là. Peut-être que ça lui ferait du bien, peut-être que ça l'aiderait à... mettre de l'ordre dans ses pensées ? Non, même elle n'y croyait pas. Même elle ne savait pas exactement pour quelle raison obscure elle avait dit oui pour passer une soirée avec l'étrange petit James Garrison. Peut-être était-ce seulement égoïste, seulement un moyen d'essayer d'avoir des informations utiles pour tenter de retrouver Jayden. Peut-être qu'elle était simplement trop perdue, trop fragilisée par ce départ si soudain pour se permettre de refuser une main tendue. Entre l'un et l'autre, elle n'était sûre de rien.

Elle arriva à l'heure au rendez-vous donné, bien sûr. Un air impassible sur le visage, malgré les cernes que le maquillage ne parvenait plus à camoufler si bien que ça. Elle ne dormait plus vraiment, une heure ou deux éparpillées quand son corps ne parvenait plus à tenir. Ses talons claquèrent jusqu'à James, sans qu'elle ne sache vraiment si elle était contente ou irritée de le voir. Se retrouver face à lui, c'était remuer le souvenir de leur dernière conversation, le souvenir de ce stupide message vocal sur une stupide messagerie. Et pourtant, elle lui adressa un sourire en s'installant. James n'y était pour rien. James n'avait pas poussé Jayden à ne pas l'utiliser, elle, pour se sortir de la situation dans laquelle il s'était engouffré. Il aurait pu. Il sortait tout de même avec la fille ainée du Président. Et elle était sûre qu'il savait qu'il aurait pu. Et elle aurait dû être touchée de savoir qu'il avait assez de considération pour elle pour ne pas l'utiliser, pour refuser de la mettre en danger. Sauf qu'elle aurait préféré mille fois être mise en danger que de le perdre sans savoir si elle aurait un jour l'opportunité de le retrouver. Elle inspira longuement, le plus discrètement possible et se para d'un sourire de façade qui se voulait joyeux et détendu. "Ne me remercie pas, voyons. C'est gentil d'avoir pensé à moi."

Elle jeta un œil à son verre et se surprit à songer que n'importe quoi lui irait ce soir. "C'est un bon choix." glissa-t-elle, peut-être plus doucement qu'elle ne l'aurait dit habituellement en voyant la gêne palpable du pauvre garçon. Puis un bref rire lui échappa à la question de James. Un rire nerveux. Un rire incontrôlé, laissant entrevoir à quel point elle était en équilibre entre la crise de nerfs et le paraître ces derniers temps. Un rire qui n'avait pas grand chose de joyeux. Juste un petit rire qui marquait l'ironie de poser une telle question quand on avait été le porteur d'un message aussi lourd que celui que James avait dû transmettre à Victoria. "Excuse-moi..." souffla-t-elle, en se forçant à retrouver sa neutralité. Légendaire neutralité. Est-ce que Jayden aurait préféré rester, si elle avait été moins neutre ? Est-ce qu'il se serait dit que ça aurait pu valoir le coup de la mettre en danger pour au moins rester avec elle, si elle lui avait davantage montré ce qu'elle ressentait ? "Je vais boire un peu avant de répondre à cette question. Je n'ai même pas la force de prétendre. Pas ce soir." dit-elle, ses doigts se refermant sur le verre qu'elle allégea de plusieurs gorgées. "Et toi ? Comment vas-tu ?" demanda-t-elle en gardant le verre dans ses mains, en braquant son regard bleu sur James, comme pour le sonder.

La surprise n’est pas tellement au rendez-vous quand, pour toute réponse à sa question innocente, James ne récolte qu’un rire. Il a réalisé trop tard, mais même lui sait que sa question était malvenue et la réponse évidente. Au point qu’il en vient à sourire de sa propre stupidité. “Non, c’est moi… Je suis un peu crétin, des fois.” rétorque-t-il aux excuses de la jeune femme, sa propre réponse ponctuée d’un semblant de rire. Il est souvent un peu crétin, honnêtement, mais d’un autre côté il fait de gros efforts pour s’améliorer, ça prend juste un peu de temps. Un de ces jours, il ne perd pas espoir, il pourra fonctionner comme un homme adulte normal et personne n’en reviendra ! Cette petite soirée avec Victoria, dans toute son étrangeté, est un bon exercice pour parvenir à cet objectif. Tout ce qu’il reste à faire à James, c’est de mettre fin au malaise évident qui règne entre eux. Lui est peut-être déjà un peu ivre, mais ce n’est pas le cas de son invitée et d’ici à ce qu’elle boive assez pour le rejoindre dans le monde merveilleux de l’euphorie alcoolisée, il aimerait bien éviter les silences gênants.

“Je ne vais pas beaucoup mieux, honnêtement.” admet-il, décidant que si Victoria accepte de jouer cartes sur table, il a bien le droit d’en faire autant. “Je suppose que c’est un peu pour ça que je t’ai appelée… Je me disais que t’aurais peut-être envie de te changer les idées, toi aussi.” Il y a aussi un peu du fait que Jayden lui manque, mais il ne dira jamais une telle chose à voix haute et encore moins à l’ex-fiancée du tatoueur. Il n’a pas besoin de comprendre parfaitement les codes sociaux pour savoir que le nom du jeune homme est tabou pour aussi longtemps que Victoria se tient près de lui. Ça le rassure quand même d’être avec quelqu’un qui partage ce sentiment. Et la seule personne qu’il connaisse qui soit aussi… franche et directe que son ami.

Dans le silence qui suit, il termine ce qu’il lui reste de bière en deux longues gorgées. Il fait signe à la serveuse quand il repose le verre vide sur la table, mais son regard n’est posé que sur Victoria. S’ils doivent passer toute la soirée à boire en silence, peu de chance que quiconque se change les idées… “Très bien, écoute…” murmure-t-il en se penchant un peu au-dessus de la table pour s’approcher de Victoria. “J’ai déjà trop bu, alors si tu veux, je te raconte quel idiot je suis le temps que tu te mettes à mon niveau d’ébriété. Tu verras, c’est impossible de rester triste en entendant mes problèmes !” Il en rajoute peut-être un peu sur le potentiel humoristique de sa vie désastreuse, mais il est très souvent le premier à vouloir en rire tant ça semble impossible que le Destin s’acharne à ce point sur un seul homme. À la décharge du Destin, James est vraiment idiot quand il s’y met et il clairement responsable de la majorité de ses problèmes. “Ou bien, on peut parler de nos souvenirs d’enfance, dans l’espoir de briser la glace, vu que c’est plus ou moins la seule chose qu’on ait en commun à l’heure d’aujourd’hui… Ou on reste là à boire en silence et assumer pleinement le fait qu’il n’y a absolument aucune raison qu’on soit ici ensemble ce soir et que tu as probablement accepté mon invitation parce que tu croyais sortir avec le James canon du service compta de DoubleThink... C’est comme tu préfères !” Il marque une pause, le temps de froncer les sourcils, perdu en pleine réflexion. “Est-ce qu’il y a un James au service compta ?” demande-t-il après quelques secondes.

Il n’a pas trop conscience d’à quel point cette petite tirade est ridicule, mais remercie quand même le Ciel du fait qu’il tienne si mal l’alcool. Sans ça, il n’aurait jamais eu le cran de prononcer autant de mots à la fois et serait certainement encore en train d’essayer de trouver un sujet de conversation qui ne soit pas complètement gênant.

Victoria faisait distraitement tourner le liquide dans son verre entre deux gorgées, s'arrêtant quelques secondes alors que James se qualifiait lui-même "d'un peu crétin, des fois" ; elle ne le pensait pas, elle. James était particulier, elle ne pouvait pas nier ça. James n'était pas très doué avec l'être humain, en général... mais elle ne l'était pas plus que lui. Elle savait juste davantage le cacher, faire semblant et s'adapter. Elle se garda pourtant de la moindre réflexion, gardant ses pensées pour elle-même. Mais une seconde fois, il lui fit arrêter son mouvement rien que par ses mots. Il était rare d'être sincère sur son état dans les interactions sociales, au moins dans le monde dans lequel Victoria avait toujours évolué. Un monde dont James faisait partie, lui aussi. Mais cette honnêteté l'apaisa un peu, la rassura presque. Au moins, elle n'était pas la seule à broyer du noir, ce soir. Ses lèvres à nouveau noyées dans la boisson alcoolisée, elle ne parvenait pas tout à fait à détacher son regard de James. Elle était étonnée de ce cran soudain, de la force que ça avait dû lui demander de simplement lui proposer d'être là ce soir. Elle avait l'impression, sous le début d'ébriété qu'elle discernait chez cet étrange ami, de découvrir une nouvelle personne. Et elle avait bien moins de mal à croire que ce James là ait pu être ami avec Jayden.

Elle ne trouvait pourtant pas quoi dire, restant silencieuse tout en sachant qu'elle aurait dû simplement l'interroger sur ce qui n'allait pas. Mais découvrir ce nouvel aspect de James couplé à l'étrangeté de ce moment lui avait presque fait oublier une politesse qu'elle feintait la plupart du temps. Le silence s'installa. Ce silence lourd qui semblait inévitable dans une situation comme celle-ci. Victoria avait beau avoir passé une bonne partie de sa vie à accepter la présence de l'étrange petit frère de Julianna, il n'en restait pas moins qu'il n'était justement que l'étrange petit frère de sa meilleure amie. Et il devait l'avoir compris alors qu'il se penchait finalement vers elle et qu'elle, machinalement et discrètement, recula légèrement sur sa chaise. Et finalement, l'ombre d'un sourire passa furtivement sur ses lèvres, alors qu'elle l'esquissait. La clairvoyance de James, la pertinence des propos qu'il posa ensuite sur la table fini par la faire sourire pour de vrai. Elle se détendit même un peu, terminant son verre rapidement pour lever simplement la main et commander un cocktail plus élégant mais pas moins chargé en alcool. "Il y a un James au service compta, oui." indiqua-t-elle, visiblement amusée par la coïncidence. "Mais il n'est malheureusement pas assez intéressant pour que j'accepte d'aller boire un verre avec lui. Personne ne m'intéresserait assez pour ça actuellement, si ce n'est quelqu'un que je connais depuis longtemps." ajouta-t-elle ensuite, sous-entendant ainsi assez clairement qu'elle ne s'était pas trompée et qu'elle savait précisément qui elle allait retrouver en venant ici ce soir.

"Raconte-moi tes dernières péripéties, j'ai très envie de les connaître." Elle en fut la première étonnée, mais ça l'intéressait vraiment. Maintenant que James avait réussi, par un miracle quelconque, à briser la glace, elle avait envie de connaître les trépidantes idioties qui l'avaient conduit à avoir assez de courage pour l'appeler, elle, et lui proposer une sortie en tête à tête. "Mais par pitié, arrête de te décrire comme crétin ou idiot. Tu n'es ni l'un, ni l'autre." ajouta-t-elle dans un nouveau sourire, plus discret que le précédent, tout en récupérant son cocktail pour en boire quelques gorgées qu'elle tenta d'apprécier.

James est très content de lui et il a du mal à le cacher. Pourquoi voudrait-il le faire, de toute façon ? Cette soirée était une mauvaise idée de sa part, ils le savent tous les deux. De vagues souvenirs d’enfance ne suffisent pas à les considérer comme des amis. Même si Victoria dément être venue dans l’espoir de voir un autre James, ils savent tous les deux que leur grande et profonde relation n’est pas non plus la raison de sa présence. C’est Jayden, c’est à cause de lui qu’ils sont là et ils ne peuvent pas en parler. Alors oui, le jeune homme est plutôt fier d’avoir réussi à briser la glace, même s’il est sans doute plus détendu que ne l’est Victoria. D’ici quelques verres, elle le rejoindra sans doute. Il a même réussi à la faire sourire et ce n’est pas grand chose d’un point de vue purement objectif, mais ça représente beaucoup pour lui dans cette situation précise. Il pousse même sa chance jusqu’à lâcher un rire quand la jeune femme lui confirme qu’il y a bien un James au service compta de DoubleThink et même si elle dit ne pas être venu pour ce type, il faut bien admettre que la coïncidence est plutôt grosse. “Imagine la tête que tu ferais si c’était vraiment lui qui t’avait invité.” souffle-t-il en haussant les sourcils.

En tout cas, le petit miracle opère et la jeune femme semble se détendre un peu, allant même jusqu’à réclamer que James lui raconte ses dernières péripéties, comme elle dit. Il s’attaque à sa deuxième bière avant de se lancer dans le récit de ses malheurs, encore un peu trop sobre pour ne pas ressentir une légère honte. Pourtant, Julianna doit déjà avoir raconté une bonne partie de l’histoire à sa meilleure amie, n’est-ce pas ? Elle a même admi s’être tournée vers Victoria pour lui demander conseil sur l’homosexualité de son frère, bien avant qu’il ne lui en parle. Pour la première fois de cette soirée, le fait que Victoria connaisse un détail aussi intime de sa vie sans qu’il n’ait choisi de le partager avec elle frappe James de plein fouet et la légère honte se transforme en véritable malaise. C’est la première fois qu’il est dans une telle situation, où ce détail qu’il cache est connu de tous sans qu’il ne l’ait voulu. Comme s’il faisait finalement partie de son identité. “Bon, je suppose que je vais commencer par le moins surprenant : après trente longues années à faire semblant d’être le type le plus normal de la Terre - et échouer lamentablement - j’ai enfin fait mon coming-out.” se lance-t-il en levant son verre comme s’il portait un toast à cette nouvelle. “Mais ça, tu le savais déjà si j’en crois ma soeur. Ce n’est même pas le plus grave, d’ailleurs. Le pire c’est peut-être qu’après avoir promis que ça ne changerait rien entre nous, ma femme m’a quitté sans même me laisser un petit mot d’adieux. Cela dit, qui peut lui en vouloir ? Être marié avec moi, c’était déjà pas simple, mais en sachant en plus que je suis gay...” S’il lâche un rire un peu étranglé et pas très convaincant, il est le premier étonné de constater qu’il n’en reste pas moins sincère. La pilule Eden est toujours difficile à avaler, mais il apprend à vivre avec.

“Ensuite, j’ai miraculeusement réussi à attirer l’attention du type le plus incroyable que cette Terre ait porté et j’ai rien trouvé de plus intelligent à faire que de lui mentir sur mon mariage et sur mon nom… Il a découvert la vérité grâce à mon petit frère qui m’a sagement appelé “James” un million de fois devant lui en moins de trente secondes.” continue-t-il avant d’avaler une autre longue gorgée d’alcool, dans l’espoir vain de ravaler la peine qui menace de se faire entendre dans sa voix. “Et quand il m’a demandé des explications, je lui ai dit que je l’aimais. Ce à quoi il a répondu par un fou-rire. Inutile de préciser que c’était la première et probablement dernière fois de ma vie que je disais ça à quelqu’un ! Le plus triste, c’est qu’il ne se souvient de rien… Enfin pour la partie où je lui déclare ma flamme, c’est tant mieux, mais devoir lui expliquer que je lui ai mentis deux fois de suite, ça faisait beaucoup. Je sais pas trop si on est toujours ensemble ou pas, c’est… Enfin peu importe. Ah et pour terminer, j’ai dit à ma très catholique et très conservatrice mère que j’étais gay et comme tu dois le deviner, elle l’a… très mal pris.”

Il secoue la tête, le regard perdu dans le vide, un peu incrédule de tous les malheurs qu’il a réussi à s’attirer tout seul, comme un grand. Ça ne dure qu’une seconde avant qu’il relève les yeux vers Victoria et, sans avoir à se forcer, un grand sourire s’installe sur ses lèvres. “Alors, essaye de me faire croire que t’as pas un tout petit peu envie de rire, maintenant !” la défie-t-il. Et il ne lui en voudrait même pas si elle riait pour de vrai. Il en a très envie, lui aussi. Tout ça est tellement pathétique. “Je mérite un peu mon titre de crétin, non ?” La politesse voudrait qu’elle nie une fois de plus, mais sur ce coup-là, James voit mal comment ça pourrait être sincère. Autant il ne peut pas grand chose au fait que sa mère soit trop étroite d’esprit ou que son mariage arrangé ait fini en désastre, autant pour ce qui concerne Marvin… Tout est entièrement sa faute, même un aveugle le verrait.

Elle ne connaissait pas James. Pas réellement, du moins. Elle ne connaissait que le souvenir qu'elle avait d'un gamin un peu étrange, toujours à s'incruster dans les moments qu'elle essayait de passer avec sa meilleure amie. Mais elle ne connaissait pas réellement l'homme qu'il était devenu, elle n'avait jamais pris le temps de s'y intéresser. Jusqu'à ce soir. Jusqu'à se surprendre à sourire un peu plus sincèrement encore à sa remarque sur la tête qu'elle aurait fait si elle avait dû se retrouver en face du James de la compta. Elle balaya d'ailleurs cette possibilité d'un léger mouvement de main avant de boire une gorgée de sa boisson et de se détendre un peu plus. Elle ne s'attendait pas à passer une bonne soirée, mais peut-être avait-elle été un peu trop rapide dans ses jugements. Peut-être avait-elle été encore une fois un peu trop aveuglée par ses aprioris. La soirée avait le potentiel d'être intéressante, finalement.

Elle s'autorisa même à venir doucement faire tinter son verre contre celui de James à son annonce un peu honteuse de coming out. Être gay n'était pas une tare, même si James avait l'air de le penser. Ça ne le rendait pas moins normal que la moyenne des habitants de Washington DC. Mais elle garda les lèvres closes, le laissa s'exprimer. Elle écoutait, même, en s'enfilant les gorgées de son cocktail sans vraiment se soucier de l'alcool ingéré par ce biais. Pour une soirée, juste une soirée, elle voulait s'autoriser ça, qu'importe qu'elle le regrette le lendemain. Boire ne lui avait pas réussi, la dernière fois qu'elle l'avait fait. Boire l'avait poussé tout droit dans le lit de Jayden, lui avait fait croire qu'ils avaient une chance d'aller quelque part ensemble. Elle en aurait rit d'amertume si elle n'était pas occupée à écouter les malheurs de James. Ce qu'elle entendait ne lui donnait pas spécialement envie de rire, d'ailleurs. Même si tout le monde s'accordait à penser qu'elle n'avait aucun sentiment, elle avait tout de même un minimum d'empathie... et la situation de James lui faisait un léger pincement au coeur.

C'était une mauvaise période pour les couples à DC, visiblement. Mais imaginer la confrontation entre Mme Garrison et son fils lui avouant son homosexualité lui arracha l'esquisse d'un rire qu'elle étouffa dans son verre. Soutenant son regard, elle lâcha seulement un bref pouffement, avant de secouer la tête. "C'est parfaitement pathétique, et... triste." dit-elle, ce qui la fit à nouveau pouffer légèrement alors qu'elle reprenait une nouvelle gorgée, encore, sans se soucier du rythme auquel elle buvait, ni du début d'effet que l'alcool lui faisait. Elle buvait si peu, si exceptionnellement, que son corps n'avait jamais su comment gérer l'alcool. Et, cette fois, elle lâcha un vrai éclat de rire face aux mots de James, avant de pincer les lèvres. "Excuse-moi." Elle n'était pas désolée, et son ton trop amusé le hurlait. "Il va falloir que tu partages ce titre avec moi." dit-elle, levant son verre pour venir trinquer une nouvelle fois avec James. "Nous avons visiblement plus en commun que ce que je croyais. Décidément, les départs deviennent une habitude depuis quelques temps." Allusion directe à celui de Jayden, en écho à celui d'Eden. "Appelle-le, ce type incroyable. Là, maintenant. C'est une perte de temps et d'énergie de rester avec ses doutes lorsqu'il est si simple de les lever. Et dis-lui que tu l'aimes, tu ne sais jamais le temps dont tu disposes pour pouvoir le faire. Imagine que ce soit ta dernière opportunité de le faire, passer à côté fait mal. J'aurais dit à Jayden que je l'aimais, si j'avais su que je n'allais plus en avoir l'opportunité si vite."

C'était douloureux de prononcer ces mots là, mais il n'y avait pas eu un moment dans sa vie où Victoria avait été aussi sincère à la fois avec les autres, et avec elle-même. "Sois courageux, James. Je suis convaincue que tu en es capable."  

Mises bout à bout, toutes les histoires de James ont l’air encore plus ridicule. Il se sent complètement pathétique. Triste aussi, bien sûr, mais ça ne sert à rien de se lamenter sur son sort. Il ne dit pas ça pour que Victoria se sente désolée pour lui, mais peut-être seulement parce que ça lui fait du bien d’en parler et qu’elle peut au moins relativiser comme ça. Malgré le départ de Jayden, sa vie à elle n’est pas tombée si bas, pas vrai ? Il sourit même en la voyant rire légèrement. Rien d’extravagant, bien sûr, on parle de Victoria Miller, mais ça lui fait vraiment plaisir qu’elle se détende un peu. Qu’elle voit qu’il lui reste de la marge avant de tomber vraiment très bas. Il ne la contredit pourtant pas, quand elle exige qu’il partage le titre de crétin et trinque même avec elle de bon coeur. “Je doute que tu mérites vraiment la première place, mais parce que c’est toi, ok.” lance-t-il joyeusement.

Il n’a pas tellement le temps de se faire à cette Victoria là, plus détendue et plus naturelle, plus semblable à l’enfant et l’adolescente qu’il a connue, avant que la vie ne vienne se mêler de leurs affaires à tous. Car alors qu’il met un soin tout particulier à ne pas mentionner Jayden, c’est elle qui s’en charge, insufflant un léger froid même sans le vouloir. Le sourire de James meurt immédiatement et il baisse les yeux une seconde, presque effrayé de la tournure que risque de prendre la conversation. La seconde suivante, il se retrouve pratiquement obligé de la regarder, parce qu’elle ne s’arrête pas là et rend les choses vraiment personnelles. Elle donne de bons conseils, ou du moins il le croit. Il a tellement envie de prendre son téléphone, d’appeler Marvin et de lui dire encore une fois combien il l’aime. De le supplier de lui laisser une autre chance, de lui dire que rien n’a changé au fond, que son nom n’a aucune importance, que ça ne change rien à ce qu’il y a eu entre eux pendant ces quelques semaines. Il en a envie, mais a bien trop peur d’entendre le rire de l’homme une seconde fois. Cette possibilité est vraiment tout ce qui le retient. Il sait bien qu’il a commis une erreur et il a vraiment envie de laisser à Marvin le temps qu’il faut pour lui pardonner, mais ce n’est pas pour ça qu’il garde ses distances. Non, seulement parce qu’il a peur de le perdre pour de bon en le confrontant une fois de plus.

“J’en sais rien.” souffle-t-il en haussant les épaules, se donnant un mal fou pour jouer l’indifférence. “J’en ai envie, mais… Je crois que ça peut attendre encore quelques heures, non ? Je suis avec toi pour l’instant !” Le sentiment est très sympathique, mais il n’est pas sûr que la jeune femme croit à sa sincèrité. Ce qui n’a aucune importance de toute façon, car il ne lui laisse pas beaucoup de temps pour débattre. “Jayden me manque à moi aussi.” avoue-t-il, à peine audible. Il n’y a rien de comparable entre ce qu’ils ressentent l’un et l’autre, évidemment, mais il ne peut plus tellement reprendre ses mots maintenant qu’ils sont lâchés. “Tu ne lui as vraiment jamais dit ?” Ça l’étonne sincèrement. Il est peut-être trop nouveau à ce jeu-là, après tout Marvin était le premier pour lui, avant ça il n’a jamais fréquenté personne, pas réellement. Mais imaginer qu’ils sont restés tout ce temps ensemble sans jamais échanger ces mots… ça lui semble hautement improbable. Il en serait presque admiratif de Victoria, capable de contrôler ce qui sort de sa bouche comme une adulte parfaitement fonctionnelle. Comment est-ce qu’elle arrive à faire ça ?! Il médite à ce sujet tandis qu’il avale quelques longues gorgées de bière, mais vraiment c’est un mystère. Pourtant il a bien su comment faire pour avoir gardé sa sexualité secrète pendant la moitié de sa vie, pas vrai ? “Je suis sûr qu’il le savait.” souffle-t-il, dans l’espoir d’être réconfortant. Ça le rend dingue, complètement dingue. Toutes ces semaines de silence, Jayden qui quitte la ville sans savoir, Victoria qui ne pourra plus jamais lui dire…

“Tu dois lui dire !” L’alcool… Cette petite merveille qui chasse les peines de coeur derrière une euphorie factice. Qui parvient le petit miracle de faire de James un homme beaucoup plus… Spontané. Pour ne pas dire complètement insensé. “J’appelle Marvin si tu dis à Jayden que tu l’aimes ! Deal ? On va récupérer nos hommes, ma belle ! Ils ne peuvent pas nous résister éternellement !” Ce serait incroyable si ça pouvait être aussi simple, malheureusement pour retrouver la trace de Jayden, un simple coup de téléphone ne suffira pas… “Marvin m’a montré un tas d’endroits sympas hors de la ville. J’parie que ce crétin de Reed traîne dans certains d’entre eux, c’est complètement malfamé, exactement comme il l’aime.” Oui, il est complètement ivre, complètement insouciant et même stupide, mais particulièrement déterminé aussi.

Victoria lui donnait de très mauvais conseils. Que connaissait-elle aux relations humaines et à plus forte raison, aux relations amoureuses ? Elle n'avait aimé réellement quelqu'un que deux fois dans sa vie; la première fois, elle s'était fait larguer après une demande en mariage. La seconde fois, et alors qu'elle croyait que tout se passait très bien, elle s'était fait larguer par l'intermédiaire d'une connaissance commune. Non, définitivement, Victoria Miller n'était pas la mieux placée pour donner des conseils sur la façon dont il fallait s'y prendre pour faire fonctionner une relation. Elle n'en savait rien du tout, elle projettait simplement sur James ce qu'elle ferait si elle avait encore cette occasion d'avoir un moyen de joindre Jayden. Elle en devenait dingue. Elle, d'habitude en contrôle de tout, dépossédée de ce contrôle sur quelque chose qui comptait autant pour elle que sa relation avec le tatoueur... C'était assez difficile à encaisser pour qu'elle se laisse finalement aller à boire, ce soir. Elle leva les yeux au ciel, déjà toute prête à dire à James que leur petit rendez-vous avait moins d'importance que le fait d'appeler l'homme qu'il aimait, mais elle fut prise de court.

Son regard se braqua sur James, comme si la mention de Jayden avait été une gifle reçue un peu trop brusquement. C'était pourtant elle qui avait parlé de lui la première, lançant d'une certaine façon une invitation... Le sujet ne pouvait pas être indéfiniment évité entre elle et James, Jayden avait l'air de trop compter dans la vie de l'un et de l'autre pour rester un tabou. Et, pour la première fois depuis certainement de nombreuses années, Victoria baissa les yeux face à quelqu'un, plongeant son regard dans ce verre qu'elle vida finalement d'une traite en faisant signe au serveur pour qu'il lui apporte la suite. "Non. Je n'exprime pas vraiment mes sentiments." Et c'était un défaut. Mais il ne lui semblait pas avoir déjà dit à Jayden qu'elle l'aimait. En tout cas, pas clairement. Elle aurait aimé le lui avoir dit, finalement. Elle aurait aimé avoir dit ou fait bien plus que ce qu'elle s'était autorisée à faire ou dire pendant ces mois qu'elle avait passé avec Jayden. Ce n'était faute d'avoir été poussée et bousculée par le Caste 3, ce n'était pas faute d'avoir eu un milliard d'occasions de pouvoir ôter son masque en sa compagnie. Et peut-être que ça n'aurait rien changé, peut-être qu'il serait parti quand même. Mais il est certain qu'elle aurait eu, elle, bien moins de regrets. "Je ne sais pas s'il le savait. Je crois que nous n'avons absolument jamais réussi à savoir ce que pensait l'autre." Elle esquissa l'ombre d'un sourire amusé. Ils n'étaient pas du même monde, n'avaient pas la même façon de penser, et c'était ce qu'elle avait le plus aimé. Elle avait toujours été incapable de prédire ce que ferait ou dirait Jayden et c'était, d'une certaine façon, rafraîchissant après toute une vie passée avec des personnes particulièrement prévisibles.

L'alcool ne donne jamais de bonnes idées aux gens. Ou rarement, en tout cas. Et, tout en saisissant le nouveau verre qui lui était destiné, elle s'autorisa à rire légèrement. Qu'elle doive dire ou non à Jayden qu'elle l'aimait était une chose mais encore fallait-il savoir où il se trouvait pour ça... "James, j'i..." commença-t-elle, mais le discret James était parti sur sa lancée, et Victoria laissa sa phrase mourir pour l'écouter. Et si le "ma belle" manqua sincèrement de la faire s'étouffer avec la gorgée qu'elle était en train de prendre, le reste sonnait à ses oreilles comme une... possibilité. "Ne le traite pas de crétin. Et ne me surnomme plus jamais, de quelque façon que ce soit. Je n'aime pas les surnoms. Mais c'est d'accord." glissa-t-elle doucement, tout en faisant tourner le liquide dans son verre, clairement en pleine réflexion. "Tu serai prêt à m'accompagner dans ces endroits malfamés pour m'aider à le retrouver ?" La réflexion ne dura pas aussi longtemps qu'elle aurait dû. Elle n'était pas en capacité de réfléchir, elle n'en avait même pas envie. Elle avait juste envie de suivre cette lueur d'espoir, cette petite voix qui lui disait qu'elle pourrait peut-être retrouver Jayden ce soir, en dépit de la voix de la raison qui lui disait que tout ça était ridiculement dangereux et inutile. "Je ne peux pas lui dire que je l'aime si je n'ai aucun moyen de le joindre. Et s'il a décidé de ne pas réapparaître, c'est certainement à moi de le retrouver..." Et c'était une très mauvaise idée. Une très très mauvaise idée, et au fond, Victoria le savait parfaitement. "Je ne sais pas ce que tu avais prévu pour ce soir, James... mais moi je termine ce verre, peut-être un second, et je pars à la recherche de Jayden. J'ai déjà trop attendu."

De toutes les idées que James ait eu, celle-ci est de loin la plus stupide. Harceler Marvin au milieu de la nuit pour lui répéter une fois de plus qu’il l’aime, passe encore. Se lancer dans une petite sortie nocturne hors de la ville ? Victoria est presque plus dérangée encore d’accepter l’idée. Pourtant, c’est précisément ce qu’elle fait et malgré le petit stop qu’elle vient de mettre à l’homme, il ne perd rien de son grand sourire enjoué. “Bien sûr que je viens avec toi !” répond-t-il seulement, presque outré qu’elle ose poser la question. Il est ivre, d’accord, et complètement à l’ouest, mais il ne va pas la laisser sortir toute seule. Dieu seul sait ce qui peut lui arriver là-bas et James est persuadé qu’il commence à connaître l’extérieur de la ville comme sa poche. Marvin ne l’a jamais emmené avec lui pour l’une de ces randonnées dont il lui a parlé le soir de leur rencontre - l’excuse franchement pitoyable qu’il a donné pour justifier qu’il connaisse si bien l’extérieur - mais ils sont sortis ensemble hors des murs plusieurs fois. Il doit bien pouvoir retrouver son chemin. Pas vrai ?

Ils vont bientôt le découvrir, mais pour commencer, James imite la jeune femme en vidant son verre d’une seule traite, pour aussitôt commander autre chose. Pas de la bière, cette fois, mais quelques shots de tequila parce qu’il n’en a jamais bu de sa vie et pourquoi pas ? Il n’a absolument aucune raison de croire que ça va bien se finir, mais il est plus déterminé et heureux que jamais. Ce soir, il va récupérer l’homme qu’il aime et peut-être même ramener son meilleur ami à la maison. Comment est-ce que ça pourrait ne pas aller ? Il avale deux shots avant de retourner son attention sur Victoria, motivé et gonflé à bloc. “Tout va bien se passer, on va le retrouver !” assure-t-il alors qu’elle n’a rien demandé. “Et désolé de l’avoir traité de crétin. Je sais qu’il ne l’est pas, c’est juste… Tu vois.” Il hausse les épaules, incapable de s’expliquer par des mots. Jayden est la première personne à lui avoir tendu la main. Le premier à l’avoir accepté tel qu’il est, à avoir essayé de l’aider sans pour autant vouloir le changer. Il n’a jamais pris le temps de l’exprimer réellement, bien conscient que l’abandon qu’il a subi n’est pas aussi douloureux que ce qui est arrivé à Victoria, mais… Oui, il a été en colère contre le tatoueur. Blessé aussi. “On doit faire le cri du lion !” lance-t-il à la jeune femme, repoussant ses sentiments au loin. “On faisait ça avec ma mère quand j’étais gamin. Le cri du lion pour se motiver, pour montrer qu’on peut tout faire !” Et ce soir, plus que jamais, il veut être capable de tout. Alors, il se lance le premier et se met à rugir. Pas de façon très… impressionnante ni gracieuse, mais le coeur y est. Et quand il a fini, il pose son regard sur Victoria, hausse un sourcil et attend qu’elle le fasse aussi. Ils se lancent dans cette aventure ensemble, elle doit participer.

Les deux derniers shots disparaissent plus vite que les deux premiers. C’est dégueulasse, on ne va pas se mentir, mais passer outre le goût s’avère moins difficile que James ne l’imaginait. Dès que le dernier verre retrouve la table, l’homme se lève presque dans un bond et tend une main vers Victoria comme s’il l’invitait à danser. “Allez, Victoria Miller,” lance-t-il, en appuyant bien sur son nom complet, puisqu’elle refuse les petits noms. “C’est parti, on a pas de temps à perdre.” Il ne tient pas bien droit sur ses pieds, mais ce n’est qu’un détail qui n’entame en rien sa décision. À vrai dire, il a hâte qu’ils retrouvent Jayden (car dans son esprit, ça ne fait aucun doute qu’ils le trouveront et ce soir avec ça), qu’il puisse enfin appeler Marvin. Peut-être même que cette fois, l’homme ne se contentera pas de rire ou de baisser les yeux. Peut-être qu’il lui dira enfin qu’il l’aime aussi. Ça ne lui semble pas si improbable, après tout.

Il fait beaucoup plus froid dehors que dans le bar, mais ce n’est toujours pas assez pour convaincre James d’abandonner. Il prend une direction au hasard, avec la ferme conviction que c’est la bonne pour sortir de la ville et attend d’avoir fait quelques mètres pour se tourner vers Victoria. “Comment vous vous êtes rencontrés, Jayden et toi ? Personne ne me l’a jamais dit !” Ils forment un drôle de couple, ces deux-là. Et James ne peut s’empêcher de rire en imaginant la tête de Liam le jour où sa fille lui a présenté son nouveau copain. Il espère un peu que ce ne soit pas encore arrivé, en fait, parce qu’il paierait pour être présent ce jour-là.

Spoiler:

A mesure que son taux d'alcoolémie grimpait, elle trouvait de plus en plus un côté touchant au caractère de James. Elle se demandait encore comment il était possible qu'il soit ami avec Jayden, mais elle se surprenait à avoir pour lui et à cet instant une petite bouffée d'affection, qui lui arracha le plus sincère des sourires. Même son regard s'était adouci, ce qui n'arrivait face qu'à bien peu de personnes. Et c'était agréable de ressentir ça vis à vis de quelqu'un, d'être touchée par le caractère d'une personne. Elle se sentait humaine, pour la première fois depuis le départ de Jayden. Chassant ses pensées, son regard fut rapidement attiré par les shots. Et elle levait déjà la main pour en commander un elle-même. Ce n'était qu'une soirée, après tout... ce n'était qu'une nuit. Et en trente-trois ans d'existence, elle ne s'était autorisé aucun écard - ou presque aucun écard. Elle avait bien le droit de vivre, non ? En se disant que oui, elle attrapa son shot et l'avala rapidement, grimaçant dans la seconde en replongeant ses lèvres dans son cocktail... avant de relever les yeux sur James. Et de lui adresser un sourire réellement tendre, en acquiesçant. Elle avait besoin d'entendre ça, qu'ils allaient le retrouver. Que ce soit un mensonge ou non.

"Oh si, c'est le plus gros crétin de l'univers, si ! Mais ne le dis pas devant moi." rit-elle légèrement. "Et je vois, oui. Tu tiens beaucoup à lui, toi aussi, n'est-ce pas ?" A cet instant, elle s'en voulait un peu de la réaction qu'elle avait eu à l'encontre de James lorsqu'il était venu lui annoncer le départ de Jayden. Parce qu'elle réalisait bien qu'il avait dû en souffrir, lui aussi. Parce qu'à cet instant, et dans son état, elle se disait qu'il aurait été préférable de le soutenir et de partager ce qu'elle ressentait, plutôt que de se perdre dans sa froideur et sa dureté pour tenter de nier à quel point elle avait été blessée. "Le... Quoi ?" répondit-elle, en fronçant les sourcils, avant d'éclater de rire alors que James l'avait arrachée de ses pensées avec son histoire de cri du lion. Et elle continuait de rire devant l'explication, qu'elle trouvait complètement grotesque. Elle essayait, tant bien que mal, de cacher son hilarité devant le spectacle de James tentant de faire le lion, en se cachant derrière son cocktail. Mais elle n'arrivait même pas à boire. Et elle ne réalisait même pas qu'elle était ouvertement en train de rire, de réellement rire, dans un lieu public; James avait de quoi être fier de lui.

"Non, je ne fais pas ça, non." essaya-t-elle de se défendre, mais le sourcil arqué de James la fit de nouveau rire. Elle se calma un peu, soupira sans vraiment perdre son sourire, commanda trois shot qu'elle avala l'un à la suite de l'autre en terminant par la fin de son cocktail et regarda James avec une mine presque dépitée. Mais elle se leva, posa ses mains à plat sur la table... et, oui, Victoria se mit à rugir là, comme ça, debout et très clairement penchée vers James, assez fort pour avoir attiré quelques regard et se rasseoir en se cachant le visage. Définitivement, elle était saoule. Et, définitivement, ça lui faisait simplement un bien fou. Elle attrapa d'ailleurs la main que James lui tendait pour se relever, évitant tout de même soigneusement les regards qui pouvaient se poser sur elle. Elle ne lâcha d'ailleurs pas la main de l'homme qu'elle connaissait depuis l'enfance - c'était toujours particulier pour elle de le réaliser. "Merci. Pour ce soir." glissa-t-elle, avant que le froid du dehors ne la gifle tout en lui faisant un bien fou. Elle ne marchait pas plus droit que James mais au moins les remerciements venaient du cœur. "Jayden et moi ?" répéta-t-elle à la question de celui qu'elle commencerait certainement à considérer comme son ami. "Un bug de Perfect Love. C'était mon premier match."

Elle était tellement contente de ce bug - toujours convaincue que c'était la seule explication au fait qu'ils se soient retrouvés matché ensemble, alors que finalement, avant qu'il ne disparaisse, les choses marchaient plutôt bien entre eux. "Il me manque tellement." ajouta-t-elle, en baissant la tête, perdant doucement sa gaieté. "Je suis tombée amoureuse de lui très vite. Trop vite, sûrement. Peut-être que notre match n'était pas tant un bug que ça. J'avais l'impression d'être vivante quand j'étais avec lui. De ne pas avoir besoin d'être quelqu'un d'autre que moi-même. Et sans avoir besoin de boire quoi que ce soit." Elle sentait sa gorge se resserrer, et elle prit une profonde inspiration, se força à relever la tête. "Excuse-moi." dit-elle en se forçant à rire. "Et toi, comment as-tu rencontré Marvin ?"

Voir Victoria Miller rugir comme un lion au milieu d’un bar bondé est un spectacle unique dans une vie et alors qu’il la regarde faire en riant, James déplore déjà le fait qu’il aura probablement tout oublié demain matin. Il ne regrette pourtant pas une seule goutte d’alcool avalée jusque là, car aussi improbable que ça puisse paraître, il passe une soirée plutôt géniale. Au fond, Victoria et lui ont un point en commun plutôt important : avoir mené une vie entière sous l’oeil acéré de leurs parents, avec l’immense pression de devoir être parfait. On ne sort pas indemne d’une vie comme celle-là, d’où la nécessité de l’alcool pour arriver à passer un bon moment ensemble. Et ça fait du bien à James de ne pas réfléchir pour une fois, tout comme ça lui fait du bien de passer une soirée agréable pour la première fois depuis sa plus ou moins rupture avec Marvin. Il se sent bien, quand Victoria accepte de prendre sa main, quand ils sortent ensemble dans la rue avec le projet fou de retrouver Jayden au milieu de nul part, quand elle lui raconte leur histoire.

Il ne constate même pas vraiment le changement d’humeur de la jeune femme, alors qu’elle lui parle de Jayden, de leur histoire, de ses sentiments. Il continue de sourire, d’avancer de son pas léger et branlant. “On ne peut pas tomber amoureux trop vite !” lance-t-il, fermement. Il refuse de croire que c’est comme ça que ça se passe. Qu’on le taxe de naïf, qu’importe, ça lui plaît d’avoir la foi et il ne changera plus pour personne. “Quand on sait, on sait, c’est tout. Toi et Jayden, vous êtes faits l’un pour l’autre !” Il ne se connaissait même pas cette âme romantique, forcé de renoncer à l’amour aussi jeune qu’il l’a été. “Perfect Love ne se trompe jamais, tu devrais le savoir mieux que personne.” S’il y avait un problème avec cette appli, elle ne l’aurait pas mis avec Marvin. C’était un signe du destin pour lui, un petit coup de pouce du Ciel pour qu’il se décide enfin à tenter le coup après leur première rencontre. Et peut-être que tout ne va pas bien en ce moment, ni pour lui, ni pour Victoria, mais ils sont en train de se battre pour cet amour en ce moment-même. C’est un signe de plus aux yeux de James : tout ce qui vaut le coup dans ce monde demande à ce qu’on se batte. Il faut se montrer à la hauteur, mériter sa chance. C’est tout.

Un grand sourire s’installe sur ses lèvres quand Victoria lui retourne sa question. “On s’est rencontrés dans ce bar dont on vient de sortir toi et moi !” lance-t-il dans un rire. “Je suis sorti avec un collègue un soir et alors qu’on discutait, j’ai vu ces deux hommes au fond, quasiment collés l’un à l’autre. Ne te moque pas, mais dès que j’ai posé les yeux sur Marvin... Je sais pas, je pouvais plus regarder ailleurs. Jusqu’à ce qu’il lève les yeux sur moi et là, j’ai paniqué et je me suis sauvé en quatrième vitesse. Il a largué son rencard, m’a rattrapé sur le trottoir et on a passé le reste de la soirée ensemble.” Et ça reste de loin la soirée la plus excitante de toute sa vie. Il s’est senti capable de tout et n’importe quoi ce soir-là, assez pour suivre un inconnu hors de la ville, pour embrasser un homme en public sans se soucier de rien ni personne. “J’suppose qu’on peut dire que je suis tombé amoureux trop vite, moi aussi.” note-t-il, légèrement amer. Ça lui irait, si seulement il n’y avait pas cette ombre au-dessus de sa tête. Ses deux déclarations restées sans réponse. Il arrive encore à oublier un peu trop facilement que Marvin ne l’aime pas, mais… il a promis de se battre alors il le fera jusqu’à ce que l’homme lui dise de le laisser tranquille clairement. Pour l’instant, il prend le silence du professeur comme une autorisation tacite à continuer.

“J’ai la tête qui tourne.” dit-il en s’arrêtant tout à coup. Le sol vacille dans tous les sens et tendre les bras ne l’aide pas du tout à garder l’équilibre. Il recule un peu contre son gré, se rattrapant tant bien que mal à un lampadaire avant de se laisser glisser jusqu’à s’asseoir par terre. “Oh mon Dieu… Pourquoi est-ce qu’on a bu, déjà ?” Pourtant, le monde entier devrait savoir que James ne tient pas l’alcool, quelqu’un aurait dû l’arrêter. Il a déjà fait tellement de choses stupides avec un seul verre dans le sang. L’avantage là, c’est qu’il se sent beaucoup trop mal et bizarre pour faire quoi que ce soit. “J’vais appeler Marvin.” décide-t-il, “Il saura mieux que moi où on doit aller pour trouver Jayden, parce que là je me souviens plus de la direction à prendre !” Ils ne sont même pas près de sortir de la ville, mais ce n’est visiblement qu’un détail pour James qui parvient miraculeusement à extirper son téléphone de sa poche et, plus miraculeusement encore, à trouver le numéro de l’homme. “Marvin ! Marvin ! Faut que tu nous aides, on cherche Jayden. Je me souviens plus où est ce bar où tu vas tout le temps, tu sais où il y a tous ces gens louches ? C’est un type super louche, il doit y être, c’est sûr. Tu peux nous y conduire, s’il te plaît ?” Au moins il demande gentiment et un autre détail le frappe, lui arrachant un rire alors qu’il lève les yeux vers Victoria et dit : “T’as vu j’ai réussi à lui parler pendant plus de trois secondes sans lui dire que je l’aime, c’est dingue hein ?!” Ce qui est triste, là-dedans, c’est bien qu’il a essayé de couvrir le micro du téléphone en disant ça, mais sa main n’est pas du bon côté.

Elle espérait se souvenir de cette soirée le lendemain. Elle voulait se souvenir de cette sensation agréable, celle de ne pas se sentir coupable de lâcher prise, et de ce moment étonnamment génial avec James. Elle n'aurait absolument jamais cru pouvoir partager quelque chose comme ça avec qui que ce soit - et certainement pas avec ce membre là de la famille Garrison. Ça lui aurait paru éventuellement plausible avec Julianna, mais avec James... ? Et pourtant, voilà qu'elle était vraiment heureuse qu'il lui ait proposé cette soirée. Et même si elle n'avait pas tout à fait conscience de tout ce qu'elle faisait, elle était assez consciente pour savoir qu'elle avait envie de tout ça. Un peu de simplicité lui faisait le plus grand bien. Est-ce qu'elle était vraiment faite pour être avec Jayden, cependant ? C'était un peu plus compliqué que ça, mais elle n'avait pas envie de contre-dire James alors qu'il semblait si heureux et convaincu de ce qu'il avançait. La technologie pouvait se tromper, elle était surtout bien placée pour savoir ça. Et ce n'était pas parce que les publicités clamaient que Perfect Love ne se trompait jamais que c'était vrai. Elle fut attentive à l'histoire de la rencontre entre James et Marvin. Attendrie, aussi. "Ce n'était pas toi qui disait qu'on ne tombait pas amoureux trop vite ?" s'amusa-t-elle à répondre. Et, très sincèrement, elle espérait pour James que ce Marvin revienne vers lui; visiblement, l'alcool la rendait empathique.

En attendant, notre petit duo n'allait vraisemblablement nulle part. Même si Victoria avait l'impression d'avancer, les deux ne faisaient que tituber. Et l'arrêt soudain de James n'aida en rien la fille aînée du Président à trouver davantage l'équilibre. Elle tenta bien de rattraper l'homme, mais sa main ne se referma que sur du vide, alors que sa propre tête lui donnait l'impression d'être dans un mauvais manège à sensations. Elle rit un peu en le regardant glisser le long du lampadaire, essaya de s'accroupir à sa hauteur mais ses talons et son manque d'équilibre eurent raison d'elle et elle tomba assise sur le sol. "Parce qu'on ne sait pas être humains sans boire et qu'on en a conscience ?" répondit-elle sans hésitation à la question de James qui ne nécessitait en soi pas de réponse, avant d'éclater de rire et de secouer la tête. Ce qui était une mauvaise idée, parce qu'elle avait maintenant l'impression que le monde tournait deux fois plus vite. Puis, toujours assise sur le sol, elle acquiesça sérieusement à la perspective qu'il appelle Marvin pour avoir plus de renseignements, attendant fébrilement de savoir comment retrouver son homme à elle. La vérité était qu'ils n'allaient jamais réussir à sortir de la ville, même en essayant très fort. Et d'ailleurs, Victoria ne serait jamais capable, dans cet état, de ne serait-ce que rentrer chez elle. Elle laissa donc James faire, ajoutant un "S'il te plait Marvin !" spontané en direction du téléphone à la suite de la tirade de James, qui ne laissait planer aucun doute sur l'état des deux comparses.

Elle éclata de rire en s'avançant finalement vers James, essayant à son tour de couvrir le micro "Mais là, il va tout entendre, c'est pas le bon côté..." dit-elle aussi, sans réussir plus que James à empêcher que Marvin entende ce qui se passait du côté du duo, mais en manquant de clairement tomber sur James dans la manœuvre.

Si Marvin est de mauvaise humeur ou agacé par cet appel, James ne le saura jamais. Lui, il flotte sur son petit nuage d’euphorie alcoolisée et entendre la voix de l’homme le fait planer encore plus haute. Ça devrait être interdit d’aimer quelqu’un à ce point, trop souvent, il en oublie le reste du monde tant ce sentiment l’accapare. Son petit air énamouré est tourné vers Victoria, pour l’instant, alors qu’il annonce fièrement à la jeune femme sa victoire… Plutôt foirée, vu que Marvin a probablement tout entendu. Ce qui n’effleure pas James une seule seconde, même quand la jeune femme le lui fait remarquer, puisqu’elle s’écroule littéralement sur lui et qu’il la rattrape par réflexe. Il s’assure qu’elle soit à peu près stable avant de se réintéresser au téléphone dans sa main. Et malheureusement, il ne mesurera jamais non plus la patience de Marvin qui attend sagement qu’il l’écoute pour lui demander où ils sont. Docilement, James lève les yeux pour regarder autour de lui et donne le nom de la rue à l’homme, puis hoche vigoureusement la tête quand ce dernier lui ordonne de l’attendre là sans bouger. “Merci !” lâche-t-il seulement, surexcité. “T’es le meilleur, on devrait te le dire plus souvent. Et le plus bel homme de toute cette ville.” Il lui faut encore trois bonnes déclarations idiotes pour réaliser que Marvin a raccroché. Ce qui, honnêtement, n’est pas plus mal. Il lâche un soupir désespéré en rangeant le téléphone et pose sa tête sur l’épaule de Victoria, comme s’il était trop accablé d’amour pour supporter le poids de son propre crâne.

“Il vient nous rejoindre.” annonce-t-il d’une petite voix. “Dès qu’on a récupéré Jayden, j’embarque cet idiot dans les toilettes du bar pour lui faire sa fête,” reprend-t-il un peu plus animé, “ça fait des siècles qu’on s’est pas envoyés en l’air, ça peut plus durer. Enfin, je parle de Marvin, hein, y'a jamais rien eu entre Jayden et moi ! J’aurais pas dit non à une époque, mais c’était y a suuuuuuuper longtemps !” On pourrait croire qu’il a fait le tour du sujet rapidement, mais à vrai dire, il continue de balancer des phrases sans queue ni tête pendant un sacré long moment. Jusqu’à ce que Marvin n’arrive, en fait, bien qu’il soit incapable de dire s’il s’est écoulé quelques minutes ou quelques heures. Tout ce qui est sûr, c’est que ça prend assez de temps pour qu’il ait un peu oublié leur grande quête pour retrouver le tatoueur et quand le professeur se tient enfin devant eux, James se relève - difficilement -, aide Victoria à en faire autant et se jette au cou de son petit-ami comme si leur petite dispute n’avait jamais existé. Si l’homme essaye de le repousser, James n’en a nullement conscience. Tout comme il n’a aucune conscience du chemin qu’ils prennent une fois réglé les petits problèmes de logistique qui se posent quand on a deux personnes ivres sur les bras, un seul adulte responsable et un seul vélo.

Personne n’a l’air de vouloir se plaindre quand, au lieu de quitter la ville, Marvin les conduit jusqu’à son appartement. Le professeur a un don incroyable pour imposer son autorité et par miracle il arrive à convaincre tout le monde d’aller se coucher. Victoria hérite du canapé, tandis que James se faufile l’air de rien dans le lit de l’homme. Où, malheureusement pour lui et ses grands projets, il s’écroule et n’obtient rien de plus qu’une place dans les bras du professeur pour s’endormir. Ça lui paraît parfaitement suffisant sur le moment, mais il ne s’est encore jamais réveillé avec une gueule de bois de l’ampleur de celle qui l’attend demain matin.